Prendre le temps de voir les choses. Voilà ce qui résume bien Le tango de Satan, et l’œuvre de Béla Tarr en général, mais cela évoque également le spectateur qui décide de se plonger dans une aventure assez folle, d’une durée de 7h30, de laquelle il ne peut sortir indemne. Cette plongée dans la campagne hongroise du début des années 90, d’une richesse immesurable, reste un des accomplissements cinématographiques des plus notables et, à l’occasion de sa première véritable sortie en France, il est nécessaire de revenir sur ce film unique.
À l’heure où le fameux binge-watching bat son plein et que certaines personnes s’abrutissent en s’enfilant d’une traite la dernière saison d’une série Netflix en vogue, se poser humblement dans une salle obscure et contempler une œuvre aussi immense peut estomaquer grand nombre de quidams. Pourtant, cela revient à ignorer la puissance de la dite dalle, décuplée quand le projecteur se déclenche pour nous offrir ce chef d’œuvre de Béla Tarr. Se basant sur le roman éponyme de László Krasznahorkai, grand écrivain hongrois et co-scénariste du cinéaste depuis le milieu des années 80, il ne s’agit là pas d’une adaptation mais d’une transposition de l’écrit à la toile. Tarr conserve l’intégralité du texte et entend le faire se manifester sous nos yeux au travers de différents procédés propres au septième art. Les plans longs se multiplient alors et l’on est happé dans un monde qui semble déconnecté de toute réalité.
L’idée de base est celle d’un petit village, une « ferme », où la déchéance s’est installée. Adultère, prostitution, alcoolisme, trahisons, enfants délaissés, tous ces maux règnent dans ce patelin désillusionné, vestige d’un régime communiste effondré. Une seule chose maintient ce petit monde en vie, une somme d’argent colossale, fruit d’une année de labeur acharnée et symbole de l’évasion potentielle de cette morne plaine où chaque pas dans la boue donne l’impression d’avoir un boulet de bagnard à traîner. Mais, quand ils apprennent qu’Irimias et Petrina reviennent, ceux-ci s’étant faits passés pour morts pendant plus d’une année, tout le monde s’affole car ils voient en le premier une figure prophétique, mi-Christ mi-Satan mais probablement charlatan, au potentiel salvateur pour la communauté.
Béla Tarr est un artiste singulier, radical et cette œuvre en est peut-être la plus brillante expression. Dès le plan d’introduction d’une dizaine de minutes, où l’on ne fait que suivre un troupeau de vaches au cœur de la ferme que l’on s’apprête à découvrir, il arrive à créer un sentiment particulier qui ne quitte jamais le spectateur pendant les sept heures qui suivent. Récit apocalyptique s’il en est, Le tango de Satan est avant tout un témoignage. Celui de Krasznahorkai tout d’abord, dans le cadre de son roman, puis celui du cinéaste qui, à l’occasion de ce film, a mis les pieds dans la terre provinciale pour la première fois. Une aura se dégage alors instantanément du noir et blanc somptueux et triste et on prend progressivement la pleine mesure du spectacle, ou plutôt de l’anti-spectacle, qui nous est offert. On assiste au délitement d’une civilisation de la manière la plus pure possible. La caméra ne juge jamais ce qu’elle montre, elle n’est qu’un regard, celui du réalisateur mais aussi le nôtre, sur des pauvres gens qui sombrent.

On se met alors, au gré des heures, à les découvrir sous divers angles, notamment par l’habile jeu de chapitres qui offre une variété de points de vue sur cette déliquescence. On voit et revoit grand nombres d’éléments à plusieurs reprises et cette boucle temporelle, renforçant l’idée de vacuité de l’instant de vie qui tourne en rond, offre des moments de cinéma comme on en voit peu dans une existence essentiellement alimentée de films hollywoodiens insipides et montés à la truelle. Des séquences qui dureraient normalement une poignée de secondes, quelques minutes tout au plus, s’étendent ici. Si certaines sont simples et profondes, comme l’accompagnement du trajet d’un personnage, d’autres sont plus impactantes, dérangeantes et leur étirement nous meurtrit autant qu’il nous hypnotise ; on pense là à la scène de frénésie dansante dans le bar, donnant son titre au film, ou au “jeu” entre l’enfant et le chat sous le toit d’une grange.
Il est certain que la durée du métrage peut refroidir. Mais ne pas lui donner sa chance c’est potentiellement se priver d’être touché par la grâce et la noirceur qui suintent conjointement de l’écran. Se priver de prendre conscience de l’importance du passage du temps et de ressentir la destruction de cette cellule de vie tant extérieurement – l’image des vaches finissant par s’éparpiller au début étant annonciatrice du sort de la troupe – qu’intérieurement avec chaque personnage découvrant avec effroi la triste réalité d’un monde terne, où le hors champ n’existe pas, et que l’homme n’a pas vraiment d’autre échappatoire qu’accepter sa propre décrépitude. Se priver enfin de voir la beauté macabre jaillissant de l’alliage parfait entre la mise en scène de Tarr, l’écriture de Krasznahorkai et la musique de Mihály Vig.
Pendant 7h30, on est bercé par la mélodie ineffable d’un glas invisible qui nous amène à repenser notre propre existence de sorte que quand les lumières se rallument, on a du mal à croire que notre vie normale va reprendre son cours car Le tango de Satan demeure toujours en celui qui l’a vécu, irrémédiablement.
Le tango de Satan de Béla Tarr. Avec Mihály Vig, László Lugossy, János Derzsi, … 7h30
Réalisé en 1994. Ressortie le 12 février 2020 (Carlotta Films)