À l’occasion de la sortie de l’excellent Effacer L’historique, que nous avons déjà relaté dans nos pages, l’envie nous est venue de vous parler de Benoît Delépine et Gustave Kervern, ces deux auteurs hors-normes qui font rayonner le cinéma français depuis deux décennies déjà. Si l’on vous conseille tous leurs films – Louise-Michel, Avida, Near Death Experience et I Feel Good n’ont rien à envier à la sélection du jour -, petite sélection de quatre métrages qui nous ont profondément marqué.
Groland. Le terme qui évoque pour certains un humour crasseux, hilarant de cynisme, pour d’autres une connerie sans nom au ton trop sale et douteux. À vrai dire, les deux ressentis sont vrais. Depuis 1992, la fausse présipauté tient son fidèle créneau sur Canal+, décortique l’actualité à travers des parodies, rarement de bon goût, et reste le dernier “bastion” de la chaîne à encore se permettre ce qu’il veut dans ses sketches. Quand les deux auteurs principaux du délire, Benoît Delépine et Gustave Kervern – qui depuis a gagné de solides galons d’acteur – décident de s’attaquer au cinéma, difficile de savoir à quoi s’attendre. Tout en conservant leur sens du cynisme et un humour qui n’hésite jamais à tomber au plus bas, les deux compères ont pour leitmotiv de défendre les “petites gens”, de parler de la France d’en bas – même si cela touche aussi la Belgique -, celle rarement présente dans un cinéma oubliant qu’il y a un territoire autour de Paris. À travers des portraits souvent cyniques, souvent justes, ils parlent du monde qui les entoure avec pertinence et malice.
Aaltra (2004)
Aaltra relate l’histoire de deux voisins, interprétés par les deux réalisateurs, qui ne peuvent pas se blairer. Flots d’insultes, gestes obscènes, chacune de leur rencontre attise leur haine l’un envers l’autre, et ils en viennent inéluctablement aux mains. Seulement, pendant leur rixe, ils heurtent une benne agricole, qui leur tombe dessus, les écrase, et leur fait perdre l’usage de leurs jambes. Condamnés à s’observer dans l’allée de leur maison, toujours avec la même colère, un seul nom les hante et les réunit : Aaltra, l’entreprise finlandaise ayant construit la benne agricole.

Les deux handicapés décident de partir en Finlande, réclamer à la compagnie un dédommagement pour leur accident. On suit un road-trip hors-normes, en noir et blanc, avec quasi aucun dialogue, symbole de ces deux hommes qui se détestent mais sont bien contraints de faire route commune pour obtenir réparation. Le cynisme et l’ironie domine, à l’instar des multiples rencontres que les deux drôles vont faire, toujours hilarantes. On retient la scène avec Benoît Poelvoorde, qui non content de pouvoir s’amuser des deux tétras, se met à les insulter vivement et les malmener. La présence de l’acteur belge – on note également celle de Bouli Lanners –, et la bande originale signée par Les Wampas, démontrent de la capacité des deux réalisateurs à faire avant tout un cinéma de copain·es, comme on le verra dans leurs métrages suivants.
Aaltra est un ovni brillant, qui pullule d’humour noir, non sans faire penser à Aki Kaurismäki, qui gratifie les deux lurons de sa présence au casting. Ils s’approchent par leur construction narrative du film à sketches, la trame principale autour de la compagnie Aaltra devenant subsidiaire, anecdotique. Le sel du métrage se situe dans les rencontres, relais indispensable jouant avec le côté totalement improbable du récit raconté. Avec leur mise en scène froide et sans effets, à la limite du docu-fiction, ils s’approchent des frères Dardenne, l’humour en plus. Un cinéma qui tâche, étrange comme ses auteurs, et bouillant de personnalité.
Mammuth (2010)
Vous vous rappelez quand, en introduction, on disait que Delépine et Kervern sont avant tout les grands défenseurs des petites gens ? Avec Mammuth, la formule n’a jamais été aussi vraie. Serge Pilardosse (Gérard Depardieu), affublé de ce surnom de par son immense carrure et sa mémoire d’éléphant – et également pour sa moto dont le modèle porte le même nom -, représente parfaitement le travailleur moyen. Assidu dans un travail abrutissant en usine bouchère, c’est un homme sans histoires, qui a cumulé ses quarante-huit années d’un labeur éreintant sans crier mot, et qui porte sur ses épaules la souffrance de ces gens dont la seule ambition aura été d’avoir un toit sur la tête à la fin du mois, et se permettre de rares vacances.

Alors quand la retraite, symbole libérateur, approche, c’est aussi un monde qui s’effondre. Lui qui ne s’est jamais renseigné sur les conditions d’obtention de ladite indemnité a des documents qui manquent à l’appel, et après avoir servi ses patrons pour un salaire de misère, risque d’avoir moitié moins pour terminer ses vieux jours. Avec le soutien de son épouse Catherine (Yolande Moreau, grande habituée des deux auteurs), Mammuth enfourche sa vieille bécane et part sur les routes de Navarre, pour retrouver ses ancien·nes employeur·ses et espérer retrouver trace de ses travaux dans leurs archivages.
Malgré un sujet qui pourrait pousser vers une certaine forme de misérabilisme, parfait pour un drame de Ken Loach, Delépine et Kervern choisissent le ton de la comédie, à l’humour noir corrosif, qui traite avec ironie le manque d’accompagnement des personnes âgées par l’administration. À l’instar d’Aaltra, Mammuth est rythmé par ses rencontres, qu’elles soient réelles – les différents employeurs, des membres de sa famille qu’il retrouve – ou fantasmées – les apparitions d’Isabelle Adjani, représentation de ses amours perdues -. En remontant la piste de ses anciens emplois, Serge fait le point de ses souvenirs, de ses expériences et ses regrets. Le métrage alterne séquences humoristiques, faisant toujours mouche, quoi que parfois un peu abruptes – la référence au 1900 de Bernardo Bertolucci, où Robert De Niro est remplacé par Albert Delpy, est délicieuse, mais brutale – et séquences émotionnelles, où chacun·e se retrouve dans ce portrait en souffrance.
Pour illustrer les rencontres, nouvel appel aux copain·e, et utilisation de l’image publique que l’on a d’eux pour renforcer l’émotion ou le rire suscité par chaque segment. On pense à Gustave Kervern, employé boucher de supermarché que Mammuth confronte alors qu’il ne le trouve pas appliqué dans sa profession, donnant lieu à un florilège d’insultes dans lequel le grolandais s’amuse ; à Siné, viticulteur qui lui déclare ne jamais l’avoir déclaré ou payé car il était trop con pour s’en rendre compte, place de choix pour le caricaturiste célèbre pour sa franchise. On pense à Albert Delpy, à Miss Ming, qui représentent les liens familiaux, avec toute l’étrangeté que cela engendre. Mais s’il y a un choix de casting impossible à ne pas relever, c’est bien celui de Gérard Depardieu en Serge Pilardosse. L’acteur désormais dans le refus total de jouer, qui ne se sépare plus de son oreillette et veut improviser ses répliques en se foutant de la justesse, est ici parfait en vieil homme dépassé, complètement perdu dans le monde qui l’entoure et vivant dans sa bulle.
Avec Mammuth, Benoît Delépine et Gustave Kervern signent un récit de vie inédit, qui fait la part belle à celleux qui n’ont jamais la parole. Ils nous montrent également que derrière chaque vie simple se cachent des émotions complexes, et que tout événement, aussi anodin puisse-t-il sembler, est déterminant dans un parcours tant son souvenir et l’acquisition de son ressenti peut peser sur l’esprit. Dans ces campagnes moroses où rien n’est beau, l’homme vit, survit, et porte avec lui le poids de ses lèvres silencieuses. Le choix toujours aussi prononcé d’une mise en scène minimaliste, au-delà des quelques passages oniriques, ferait presque penser à un épisode de Strip Tease. Un film dédié à tou·tes celleux qui subissent, mais qui combattent coûte que coûte pour obtenir ce qui leur est dû, tant dans les frasques administratives que dans leur bonheur personnel.
Le Grand Soir (2012)
Not, autoproclamé plus vieux punk à chien d’Europe (Benoît Poelvoorde), vit sur un rond-point en bordure de ville. De là, il observe ses parents, tenancier·es d’une de ces fameuses « Pataterie » située dans l’une de ces fameuses zones commerciales ; mais aussi son frère, Jean-Pierre (Albert Dupontel), employé d’un magasin de literie accolé au restaurant. Une famille désunie dans les idéaux mais qui se rejoint quotidiennement pour clamer ces derniers. Dès le début, une scène totalement cacophonique, où les deux frères parlent avec leur père, chacun dans une discussion différente. On ne comprend rien, les deux comédiens sont imperturbables dans leurs monologues qui s’entrecroisent, et déjà on ressent le chaos ambiant.

Le Grand Soir est le récit d’un parcours, celui de Jean-Pierre Bonzini. En plus d’un boulot de merde, qu’il perd dans la foulée, et de son divorce, il apprend au moment où il se retrouve à la rue que son père n’est pas son père, que sa mère n’en a rien à foutre et veut qu’il s’émancipe. Homme éculé, totalement à bout, dont le seul repère reste son frère, pour sa part véritable paria social. Il se fait entraîner par ce dernier dans l’univers punk, dans la pensée « no future », perd peu à peu son identité « conformiste » pour adopter le blason anarchiste. Patte des auteurs oblige, le film se déroule comme un road trip, dont les diverses rencontres sont l’occasion d’étayer la déconstruction de Jean-Pierre, avant de lui offrir son nouveau visage. Une errance cathartique, où l’apolitisme devient maître mot, la colère et le nihilisme la sainte pensée.
En décrivant le parcours de leurs personnages de manière certes pathétique, mais juste et avec un amour certain pour chacun d’eux, Delépine et Kervern distillent leur pensée politique, avant tout faite d’un sentiment d’absurdité totale concernant le monde qui les entoure. Le découpage en sketches joue sur le décalage, une réalité que l’on trouve hilarante mais dont l’humour se dissipe au rythme de l’acceptation par Jean-Pierre de ce carcan qu’il ne voyait que d’un œil. À ce titre, les participations de Brigitte Fontaine, de Bouli Lanners ou encore de Yolande Moreau participent à ce joyeux foutoir. Le film nous fait rêver au « Grand Soir », ce bouleversement anarchique des codes sociaux fantasmé depuis maintenant un siècle et demi par les révolutionnaires, et imagé ironiquement par Jacques Doillon dans L’an 01. Pendant l’espace d’une heure et demie, on y croit avec eux. Théoriciens du chaos, prônant le non-sens à tout va, les deux drôles parlent illogisme et décadence à quiconque croise leur chemin, leur faisant faire des choix déterminants pour ensuite influer sur les leurs. On pense à celui sur le point de se suicider, stoppé net par Not qui lui rétorque que la manière qu’il envisage pour commettre son hara-kiri manque de panache. Plus loin, on recroise le même homme, pendu à un carrousel en mouvement. « Ça, c’est punk », s’esclaffe Not.
Le double portrait sert à établir un constat, une fois encore difficile à entrevoir mais d’une justesse implacable, sur la société de consommation et l’esclavagisme des classes moyennes. Lors d’un discours depuis le micro d’accueil d’un supermarché, Not hurle la détresse de sa condition, de la solitude générée par sa décision d’être libre de toutes conventions, mais fait également un parallèle avec la situation de toutes les personnes présentes dans ce temple du consumérisme. « Vous êtes tous mal payés. Vous êtes tous mal considérés. Nous sommes tous des punks à chien ! ». Caméra au plus près du visage, un Benoît Poelvoorde habité pour un monologue sincère d’un homme en souffrance, par un comédien conscient de l’urgence du message à porter. À ses cotés, Albert Dupontel est lui aussi habité, prêt à beaucoup pour que son nouveau visage, Dead, nous apparaisse crédible, jusqu’à s’immoler lui-même dans le même hall de supermarché. L’audace du discours, sa position anarchiste qui veut surtout nous tendre un miroir face à notre aveuglement social, le tout emballé par deux auteurs qui en ont quelque chose à foutre, font de ce Grand Soir une grande œuvre, de celles qui remuent, et qui parviennent à faire rire tout en générant une conscience politique.
Porte-étendards d’un monde où à chaque nuit se déroule un concert des Wampas – croyez-nous, ça en vaut la peine -, les deux punks du Grand Soir nous rappellent qu’on est tou·tes dans la même galère, aussi pauvres et misérables que ces gars à la rue, et que la révolution, ça se fait ensemble. Une œuvre qui résonne doublement avec l’actualité, quand les masses commencent à se soulever.
Saint-Amour (2016)
Retrouvailles avec Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde pour une nouvelle comédie, ayant pour thème cette fois-ci la difficulté des milieux agricoles à perdurer. Jean (Gérard Depardieu) entraîne comme chaque année son fils Bruno (Benoît Poelvoorde) au célèbre Salon de l’agriculture, lui faisant partager son amour du métier dans l’espoir que ce dernier reprenne leur exploitation, urgence se faisant sentir depuis la mort de son épouse. Bruno, lui, est totalement perdu, peu désireux de reprendre la galère familiale, mais ne sait pas non plus que faire de sa vie, et noie son chagrin et sa perdition dans l’alcool. Pour renouer d’étroits liens avec lui, Jean, par l’intermédiaire de Mike (Vincent Lacoste), un chauffeur de taxi qu’il engage pour l’occasion, part faire la route des vins avec son fils.

Comédie est un bien grand mot tant Saint Amour s’éloigne drastiquement du cynisme et du gras habituel (tout en contenant ses moments irrésistibles). Le fond du métrage est clairement dramatique, plein d’une mélancolie qui se distille par les difficultés de vie des personnages. Bruno clame que son addiction à l’alcool est une jouissance mais y voit également l’ironie et la souffrance que cela occasionne. Jean croule sous le poids des années, la perte de sa femme dont il écoute le répondeur quotidiennement. Mike, jeune « m’as-tu-vu » cache derrière ses grands airs une personnalité fragile, pleine de ressentiment. Trois personnes à fleur de peau, qui se retrouvent dans ce nouveau road-trip face à eux-mêmes, leurs souffrances et leurs mensonges. L’émotion est palpable, se ressent sur les visages de ces grands acteurs qui par leurs rencontres se détachent du superflu pour se raccrocher à l’essentiel.
On retrouve évidemment la panoplie de copain·es du duo de cinéastes. Gustave Kervern nous gratifie lui-même d’un coucou, en qualité de camarade de beuverie de Bruno, on retrouve la voix de Yolande Moreau qui nous touche à chaque apparition, mais aussi Michel Houellebecq, alors protagoniste principal de Near Death Experience, ici propriétaire lunaire, et en proie à des conditions de survie drastiques, d’une maison d’hôtes. Chez Delépine et Kervern, on n’oublie pas la précarité. Alternant séquences humoristiques et séquences émotion, Saint Amour démontre une fois encore de la capacité naturelle de ses auteurs pour jouer avec les ruptures de ton, ne jamais tomber dans l’excès, et parvenir à trouver une mesure d’une justesse poétique. On pense au moment où Jean, draguant une femme dans le restaurant d’un hôtel, se retrouve au lit avec elle et, alors que les deux amants se sont raconté·es leur vie, et ont partagé un moment de grâce, se rendent compte qu’ils n’ont pas pris le temps de faire l’amour, car cela n’avait aucune importance. Un moment qui touche, à l’instar de beaucoup de passages de mise à nu, toujours bienvenus.
Avec Saint Amour, et avant un I Feel Good où ils reprennent leur ton plus agressif, Delépine et Kervern usent de mélancolie pour parler une fois encore des petites gens. De ces agriculteur·ices qui sont dans un état critique mais vers qui on ne prête aucune considération dans un cinéma qui oublie la réalité au profit du divertissement. Que l’on se rassure, la tendance s’inverse quand on voit qu’aujourd’hui, Au Nom De La Terre a été auréolé d’un grand succès en salles. Une prise de conscience qui commence, on l’espère, à prendre forme, et qui surtout nous montre, pourtant par le biais de la comédie, une image plus juste de celleux que l’on voit, bien malheureusement, comme des «bouseux·ses», et qui ont pourtant beaucoup à nous apprendre. La France n’est décidément pas Paris et le reste, mais l’ensemble de son peuple, et surtout de celui que l’on préfère refuser de voir.
L’homme et son rapport aux autres, à la dépendance, qu’elle soit aux normes sociales, aux administrations gouvernementales, ou aux technologies évolutives, tel est le carcan du duo de réalisateurs mettant toujours l’humain au cœur de son oeuvre. Avec leur cynisme débordant, ils nous questionnent quant à notre rapport au monde, et nous servent un panel de personnages émouvants, qui nous rappellent que les héro·ïnes du quotidien sont avant tout celleux qui survivent à ce monde qui bouge trop vite, et va trop loin. Les trois guerrier·es d’Effacer L’historique, et leur combat contre les invisibles capitalistes, le prouvent encore !
Aaltra, de et avec Benoît Delépine et Gustave Kervern. Avec aussi Jan Bucquoy, Jason Flemyng, Noël Godin…1h33
Sortie le 13 octobre 2004
Mammuth, de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Avec Gérard Depardieu, Yolande Moreau, Anna Mouglalis…1h32
Sortie le 21 avril 2010
Le Grand Soir, de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Avec Benoît Poelvoorde, Albert Dupontel, Brigitte Fontaine…1h32
Sortie le 6 juin 2012
Saint Amour, de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Avec Gérard Depardieu, Benoît Poelvoorde, Vincent Lacoste…1h42
Sortie le 3 mars 2016
[…] ? Aucune idée, mais la coïncidence est folle lorsqu’après avoir été dirigé par le duo Delépine & Kervern et leur excellent Effacer L’historique, c’est sous la caméra de son frère Bruno […]
[…] caché·e, à la rédaction d’On se fait un ciné, d’une certaine affection envers le cinéma de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Défenseurs des petites gens, dont les déboires oublient le microcosme parisien, et dont les […]