Nous sommes au milieu des années 70. La légende Bruce Lee vient de mourir, engendrant la dizaine de copies du petit dragon, la “Bruce Lee-sploitation”. Les stars du cinéma d’arts martiaux, Jackie Chan et Sammo Hung, connaissent leurs premiers succès. Mais le reste de l’industrie se fige, produisant par dizaines des films d’arts martiaux et comédies interchangeables. C’est alors qu’émergent progressivement plusieurs jeunes cinéastes ayant fait leurs premiers pas à la télévision, et qui s’apprêtent à bousculer le cinéma de Hong Kong. Il s’agit de Ronny Yu, Ann Hui, Alex Cheung, ou encore Patrick Tam.
Parmi ces artistes, un nom se prépare à révolutionner le cinéma de Hong Kong. Il s’agit de Tsui Hark. Né au Vietnam, ses parents déménagent à Hong Kong pendant la guerre. Par la suite, il s’expatrie aux États-Unis afin d’effectuer des études de cinéma. Lors de son cursus, il réalise des documentaires pour la communauté chinoise, traitant notamment de la question des immigrés ayant construit les chemins de fer lors de la conquête de l’Ouest à la suite du traité sino-américain de Burlingame. À son retour à Hong Kong, il est embauché à la télévision, y tourne plusieurs épisodes de la série Golden Dagger Romance, et rencontre le producteur indépendant Ng See-Yuen (Le Maître Chinois et Le Chinois se déchaine avec Jackie Chan). Ce dernier lui propose de réaliser son premier long métrage.
Butterfly Murders (1979)
Avec ce premier long métrage, Butterfly Murders, Tsui Hark se place dans le mouvement de la Nouvelle Vague de Hong Kong tout en se démarquant de ses comparses. Comme les autres réalisateurs de cette vague, il vient de la télévision et veut bousculer le paysage cinématographique hong-kongais, selon lui frileux et conservateur. Dans le même temps, il s’éloigne des bases posées par la Nouvelle Vague qui s’est principalement appropriée le genre policier historiquement absent du cinéma de la péninsule, chaque réalisateur apportant une variante au genre (noir et réaliste chez Alex Cheung avec Cops & Robbers et Man on the Brink, romantique et politique chez Ann Hui dans The Story of Woo Viet, empruntant au giallo italien chez Ronny Yu avec The Saviour).
Au contraire de ses collègues, Tsui Hark réalise un Wu Xia Pian – film de chevalerie chinois – pour en faire une œuvre hybride unique en son genre. Les codes du genre sont repris pour les amener vers le cinéma fantastique, d’horreur, ainsi que le whodunit. Une variété de genre unique à Hong Kong à l’époque, issue aussi bien de la culture d’origine du cinéaste que de sa cinéphilie faite d’autres horizons, tels que les États-Unis et l’Europe, notamment la France et l’Angleterre (les emprunts à Hitchcock, notamment Les Oiseaux, sont nombreux). Le réalisateur transforme ainsi l’exercice classique du Wu Xia Pian en une œuvre expérimentale extrêmement créative, fil conducteur de l’ensemble de sa carrière qui met un point d’honneur à bousculer les codes et réinventer les genres.
Sur le tournage, le cinéaste ne se contente pas d’une préparation classique et laisse libre cours à l’improvisation. L’expérimentation se fait sur le plateau, selon les idées déployées par Tsui Hark, « Parfois une idée de scène me venait à l’esprit, et je cherchais simplement à la concrétiser telle quelle. C’était très instinctif. »1. Une approche moderne et intuitive qui s’adapte sans cesse à ce qui se déroule à l’écran, le réalisateur ayant recours à des effets visuels (décadrages, zooms accélérés…) pour dynamiser l’action. Un moyen de signifier qu’il reste respectueux de ses modèles (les réalisateurs Chang Cheh et Chu Yuan, grands maîtres du Wu Xia Pian) tout en accompagnant le genre dans une nouvelle ère.
L’équilibre entre tradition et modernité est un des fondements de la filmographie de Tsui Hark. Très attaché à l’histoire et à la culture chinoise, le réalisateur met un point d’honneur à mettre en valeur la culture de son pays, tout en modernisant systématiquement les genres traités. Ici, la présence de papillons tueurs au sein d’un Wu Xia Pian importe de la science-fiction occidentale dans un film très traditionnel (« un film de science-fiction d’époque » selon le réalisateur2). Un défi d’autant plus osé qu’à l’époque la science-fiction est inexistante à Hong Kong. Une œuvre aussi expérimentale trouve difficilement son public.
Expérimental est l’adjectif qui vient immédiatement en tête à la vision de Butterfly Murders. Le film est ainsi une expérience unique, tant il brasse des genres aussi éloignés tout en gardant une cohérence d’ensemble. Le réalisateur pêche parfois par excès de tentatives visuelles, du fait selon lui de son inexpérience3. Elles permettent néanmoins au film de comporter bon nombre de passages marquants dans leur scénographie comme dans leurs tentatives de mise en scène. Une bonne idée ne devant pas être abandonnée, le cinéaste réutilise par la suite ses expérimentations dans ses films suivants, chaque tentative nourrit ainsi la suite de sa carrière (Piège à Hong Kong a nourri le style de Time and Tide comme The Master celui d’Il était une fois en Chine).
En tant que premier film, Butterfly Murders souffre des défauts inhérents à l’exercice d’un jeune cinéaste enthousiaste confronté à la réalité du tournage. Expérience d’autant plus difficile avec un budget réduit, une équipe à moitié amateure, et des papillons donnant du fil à retordre à l’équipe. Néanmoins, par son aspect innovant, son insouciance, ses expérimentations visuelles et son ambiance unique, le film est une pièce à découvrir pour tout amateur du cinéma de Hong Kong. Malgré l’échec du film, la profession a reconnu les qualités du metteur en scène, avant de l’enfoncer pour son film suivant.
Histoire de Cannibales (1980)
Un an après Butterfly Murders, Tsui Hark réalise un second long métrage pour le compte de la Seasonal Film Corporation. La société ne tient pas compte de l’échec commercial du film, le producteur Ng See-Yuen croyant encore au potentiel du réalisateur. Cette fois, le cinéaste adapte un roman populaire en Asie, Le Journal d’un fou de l’auteur Lu Sun. Attiré par l’aspect satirique à l’encontre de la mentalité chinoise, le cinéaste y voit l’opportunité de tirer à boulets rouge sur la société consumériste hong-kongaise, y appliquant une métaphore à travers ce village gardé sous contrôle par la promesse quotidienne d’un repas de chair humaine.
Limité par cette histoire de village cannibale pour un long métrage, le réalisateur décide lors de réécritures d’y incorporer l’intrigue de ce policier à la recherche d’un voleur aperçu dans le village en question. Un personnage évoquant l’inspecteur Clouseau qui permet à Tsui Hark de transformer le roman original en un film d’enquête. Le réalisateur, à l’image de Butterfly Murders, expérimente le mélange des genres détonant, entre enquête policière, horreur, humour burlesque et kung-fu.
Histoire de cannibales, c’est le film d’un cinéaste qui s’est décidé à rentrer dans le cinéma hong-kongais tel un bulldozer. À l’instar des autres cinéastes de la Nouvelle Vague, Tsui Hark est entré dans l’industrie du cinéma avec l’idée de changer les règles et conventions. Le résultat ferait littéralement passer Butterfly Murders pour un film classique. Tsui Hark n’hésite pas à briser les codes des genres investis, expérimente des techniques de mise en scène, et se montre adepte des ruptures de ton brutales, passant sans prévenir de la comédie à l’horreur.
Décrit comme le cinéaste du chaos, Tsui Hark fait ici la première démonstration de sa capacité à générer l’anarchie dans son cinéma. D’un esprit révolutionnaire, le cinéaste s’applique tout au long de sa carrière à renverser les codes établis pour en bâtir de nouveaux. Le Wu Xia Pian avec Zu, les guerriers de la montagne magique puis The Blade, le cinéma classique avec Peking Opera Blues, le cinéma d’arts martiaux avec Il était une fois en Chine, ou encore le film d’action avec Time and Tide. À plusieurs reprises, Tsui Hark définit de nouvelles normes et impose son style.
Avec Histoire de cannibales, le cinéaste réinvente le cinéma d’exploitation hong-kongais, réalisant une sorte de Massacre à la tronçonneuse déjanté (les masques des villageois évoquent clairement Leatherface). Une succession de séquences inventives et délirantes, où le gore côtoie l’humour burlesque entre deux scènes de combat dynamiques, où le cinéaste exploite l’ensemble des éléments du décor dans la scénographie, et ce alors que Jackie Chan et Sammo Hung commencent seulement à se faire un nom dans l’industrie.
Hélas, le gore, la satire et l’aspect complètement barré du film empêchent à nouveau le cinéaste de trouver son public. En plus d’être un échec commercial, Histoire de cannibales fait scandale à Hong Kong et se taille la réputation d’un film odieux, le plan final (qui montre une femme arracher un cœur et le montrer à la caméra) cristallisant la haine qui s’abat sur le film. Ironie du sort, Tsui Hark voyait ce plan comme une façon de montrer que son cœur bat pour les spectateurs. Le cinéaste sort de l’expérience plein de colère, qui attend son film suivant pour littéralement exploser au visage du public.
L’Enfer des Armes (1980)
Tsui Hark est un cinéaste en colère après ses deux échecs successifs. Pour son troisième film, il se base sur un fait divers lu dans un journal : trois jeunes sans histoires qui se mettent à poser des bombes dans les cinémas. Après des interrogatoires, la police ne trouve aucun autre mobile à ces attentats que le fait de s’amuser et de vouloir passer le temps. Fasciné par cette histoire, le cinéaste y trouve le sujet de son troisième film, qui devient L’Enfer des Armes. Le réalisateur reconnait son état d’esprit à travers ces jeunes poseurs de bombes : « J’avais perpétuellement des idées de revanche, du style : mettons tous les personnages dans le plan et regardons-les s’entretuer, ce sera divertissant de les voir se tirer dessus. »4.
Cette représentation d’une jeunesse aisée s’adonnant à des actes de terrorisme par défi (caractérisée par les personnages de Paul, Long, et Ko), ainsi que son association avec une psychopathe anarchiste (nommée Pearl) finissent par se heurter à la censure. Le film est en effet retiré des salles après quelques jours d’exploitation, obligeant le cinéaste à réécrire et retourner environ un tiers de son film en seulement 10 jours. L’Enfer des Armes devient alors un polar où deux intrigues s’entrechoquent. Celle des adolescents croise l’histoire d’un trafic d’armes sur lequel enquêtent plusieurs agents spéciaux (interprétés par le réalisateur Ronny Yu et Tsui Hark lui-même).
Le montage original aurait dû tout simplement disparaître. À Hong Kong, tout ce qui est tourné et exclu du montage est jeté. Le monteur du film décide cependant d’effectuer une copie sur VHS du montage original. Une copie que l’éditeur HK Vidéo a pu récupérer, et ainsi reconstituer le premier montage pour la sortie du coffret DVD des trois premiers films du réalisateur. Une véritable pièce de collection qui permet de constater les importantes coupes qu’a dû effectuer Tsui Hark.
L’intrigue tournant autour du trafic d’armes disparait. Les motivations de Paul, Lung et Ko sont totalement différentes. Dans la version cinéma, les trois adolescents renversent une personne en voiture, qui meurt sur le coup. Accident dont est témoin Pearl, qui les fait chanter en les forçant à fabriquer et poser des bombes dans Hong Kong. Dans la version originale, les trois adolescents fabriquent une bombe et la déposent dans un cinéma de la ville dans lequel se trouve Pearl, qui remarque leur comportement étrange et finit par les suivre après l’explosion. On passe donc du chantage à l’acte conscient. Notons également la caractérisation de l’inspecteur Tan, grand frère de Pearl. Sorte de Harry Callahan borderline, alcoolique et violent, le montage original nous le présente également comme exhibitionniste au détour d’une scène de comédie.
Des changements majeurs et radicaux qui changent l’aspect global du film. Prévu comme une charge sociale sur la société hong-kongaise, le film devient un simple polar à la suite du remontage. Quel que soit le montage, le film conserve néanmoins l’état d’esprit de son réalisateur. L’Enfer des Armes est en effet le film d’un cinéaste en colère à la suite de ses propres échecs et devant une jeunesse de Hong Kong en perte de repères, d’avenir, et cherchant sa place au sein de cette colonie britannique : « Hong-Kong était une colonie britannique, l’anglais était omniprésent dans notre culture. 80 % des habitants ne le maîtrisaient pas, pourtant c’était la langue officielle. On en retirait le sentiment amer que notre culture et notre langue étaient secondaires comparées au reste de la Chine et que nous étions un peuple de second rang »5. Un ressentiment exprimé au détour de plusieurs séquences confrontant chinois et occidentaux, dont l’une coupée du montage cinéma où l’un des trois adolescents prend peur devant un homme occidental avant d’être rattrapé par un policier parlant anglais (langue qu’il ne maîtrise pas) et lui demandant le nom du gouverneur de Hong Kong (qu’il ne connaît pas).
Une péninsule dépeinte dans le film comme instable, où règne véritablement le chaos. Bien que la thématique soit en germes dès ses premiers films, c’est la première fois que Tsui Hark traite frontalement du chaos à travers la ville de Hong Kong. Une ville où aucun des personnages n’est à sauver. Le trio principal est lâche et fuit face au danger. Pearl est une sociopathe incapable d’avoir la moindre interaction sociale, braque ses voisines avec un revolver, et montre un certain penchant pour la maltraitance animale. Le reste des protagonistes comprend une riche famille désemparée, des voyous, des gangs, un faussaire, et des trafiquants d’armes. Bref, Hong Kong est un véritable chaos vivant, une bouilloire prête à exploser.
Un aspect dépressif qui parcourt l’ensemble du métrage, sans que son propos politique et social ne soit jamais explicité, mais toujours suggéré par la mise en scène et le montage. Derrière ses aspects de film d’exploitation, L’Enfer des Armes est une charge sociale agressive qui nous est jetée en pleine figure dès ses premières secondes. Le film s’ouvre sur un montage hystérique superposant des images d’un appartement sombre, renfermé sur lui-même (portes, volets et grilles fermés), dans un jour de tempête, pendant qu’une radio crache l’annonce d’enfants morts à cause d’intempéries, et qu’un personnage (Pearl) torture une souris avec une aiguille. Au-delà de la métaphore (la souris, qui perd la tête et court dans tous les sens, peut être vue comme la jeunesse de Hong Kong), cette introduction (qui évoque celle de La Horde Sauvage avec ces enfants qui torturent un scorpion) donne le ton du reste du métrage, agressif et qui bouscule sans cesse le spectateur.
Un sentiment d’agression présent tout au long du film, comme si Tsui Hark racontait une histoire tout en bousculant et mettant des gifles à son interlocuteur. Le montage est extrêmement agressif (voir la séquence du chat), le propos dérangeant, et le film ultra-violent. Le message politique y est renforcé par le sentiment d’enfermement perpétuel renvoyé par le nombre de plans tout au long du film sur des barrières ou barbelés, comme si Hong Kong était une prison dont il est impossible de sortir. L’Enfer des Armes, c’est une représentation déprimante de Hong Kong, où le chaos règne, et où l’espoir est balayé dans son final par des rafales de mitraillettes. Un chef d’œuvre qui, s’il n’ouvre pas en grand les portes des studios pour Tsui Hark, lui permet de laisser une trace dans le cinéma de Hong Kong.
1. Interview du réalisateur – DVD Butterfly Murders – HK Vidéo
2. Idem
3. Idem
4. Interview du réalisateur – Le Cinéphage n°13 spécial Asie (1993)
5. Interview du réalisateur – DVD L’Enfer des Armes – HK Vidéo
Butterfly Murders, avec Lau Siu-Ming, Michelle Mee, Wong Su-Tong…1h28
Sorti le 22 Avril 2004 en DVD
Histoire de cannibales, avec Norman Chu, Eddy Ko, Melvin Wong…1h30
Sorti le 22 Avril 2004 en DVD
L’Enfer des Armes, avec Lo Lieh, Lin Chen-Chi, Albert Au…1h30 (montage cinéma) ou 1h35 (Director’s cut)
Sorti le 22 Avril 2004 en DVD
[…] Le film suit Ti Ming Chi (Yuen Biao), un soldat condamné à mort par ses généraux, et Yi Cheng, un jeune moine. Ils ont 49 jours pour empêcher une force maléfique de détruire le monde de Zu. Accompagnés de Ting Yin, un chevalier chasseur de démons, ils doivent se rendre au Royaume des glaces demander l’aide de la Reine (Brigitte Lin) et affronter de nombreux dangers et épreuves jusqu’à leur accomplissement en tant que guerriers. Comme à son habitude, le cinéaste propose une œuvre hybride, entre le Wu Xia Pian et l’heroic fantasy, et pioche également du côté du comic book ou encore du cartoon. Une façon pour lui de replonger dans les grands récits de fantasy médiévale de son enfance et de se positionner à nouveau entre tradition et modernité. Une approche visible dès son premier film, Butterfly Murders. […]
[…] Bretagne et la Chine, entre réussite économique et craintes face à la prochaine rétrocession. Une thématique présente dès les premiers films du cinéaste qui renvoie directement au final de L’Enfer des […]