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Parmi les réalisateur·ices que l’on admire pour leur carrière prolifique, nombreux·ses sont celleux qui, que ce soient à leurs débuts ou face à des projets considérés comme trop compliqués par les productions, ont du se débrouiller dans des conditions chaotiques, ou tourner avec des bouts de ficelle. Certain·es en font leur marque de fabrique, et s’il y a bien un auteur dont on peut sentir le niveau de poisse à des kilomètres, avec des déboires accumulés sur nombre de projets, c’est bien Terry Gilliam. Revenir sur son œuvre n’est pas une mince affaire, tant l’univers du cinéaste regorge d’un imaginaire flamboyant.
Avant la liberté, la troupe de copains : les Monty Python
L’humour anglais, ce délicieux mélange de quiproquos, jeux de mots savoureux, et absurde constant. Lorsqu’on l’évoque, le nom des Monty Python est un quasi-automatisme tant le sextette a su jouir d’un certain succès. Les curieux·ses n’en ayant jamais encore fait l’expérience peuvent par exemple se délecter de l’intégrale du Flying Circus, compilation grandiloquente de sketches, pour se faire une idée. Mais ce sont leurs réalisations qui nous intéressent aujourd’hui, tant elles représentent une consécration cinématographique de leur humour décadent.

Si Terry Jones se chargera seul de La Vie De Brian (1978), son comparse américain Gilliam – qui se mêle joyeusement à la mauvaise troupes de lurons anglais, malgré quelques difficultés d’acceptation de prime abord – lui prête main forte à la réalisation pour Sacré Graal (1975). Pépite humoristique parodiant la quête du Graal du roi Arthur, le film est un enchaînement de scènes toutes plus cultes les unes que les autres, où les membres de la troupe jouent plusieurs rôles. Une fresque n’hésitant jamais à se moquer de la religion et des croisades à travers différents tableaux où les chevaliers sont constamment tournés en ridicule. Le château d’Anthrax où le chaste est mis à mal par des vierges lui demandant la fessée, une armée mise à mal par un petit lapin ne pouvant être défait que grâce à une grenade bénite, des géants qui acceptent de laisser nos héros à la condition qu’on leur construise des jardinets, tant de situations complètement absurdes qui font mouche à chaque passage. Dans La Vie De Brian, on reste sur des thématiques religieuses détournées de manière dérisoire, cette fois-ci avec la vie de Jésus mise à mal par la présence de Brian, de l’étable d’à côté, qui suite à de nombreuses méprises endosse malgré lui le fameux rôle christique. Toujours aussi drôle, on y retrouve la même formule de ces comédiens multi-tâches, l’ami Terry endossant alors pas moins de cinq rôles.

Troisième métrage que la troupe fera ensemble alors que chacun commence à avoir une carrière bien remplie – pour Gilliam, le film sort entre Bandits, Bandits (1981) et Brazil (1984) –, Le Sens De La Vie (1983) s’approche plus d’un grand épisode de leur Flying Circus, avec son enchaînement de chapitres qui partent à chaque fois dans une thématique différente. Ainsi, ils construisent le tout en film à sketches, tous ayant pour terre l’avancée humaine, de l’aube au crépuscule. Dérision et cynisme, on suit des petits vieux esclaves d’une entreprise d’assurance transformer leur immeuble en bateau pirate pour aller éclater le grand capital ; des catholiques des bas fond de Liverpool qui chantent sur la reproduction à coup de « Chaque Goutte De Sperme Est Sacrée »… Tous les prétextes sont bons pour se jouer encore des croyances et religions, décidément le point d’humour principal des films de la troupe, et surtout en montrer le ridicule et l’illogisme. Du mauvais goût qui déride à coup sûr.

Hasard romanesque : Jabberwocky
Inspiré par le poème du même nom de Lewis Caroll paru en 1871, le film narre la quête amoureuse de jeune Dennis Cooper (interprété par un Michael Palin en forme) alors qu’un horrible dragon du nom de Jabberwocky terrorise le royaume en exterminant tous les pauvres mortels osant se trouver sur son chemin. Pour résoudre ce problème, le roi Bruno décide d’offrir la moitié de son royaume ainsi que la main de sa fille à quiconque sera capable de se débarrasser du monstre, après avoir remporté le tournoi organisé pour l’occasion. Sorti seulement deux ans après le succès critique et commercial du premier long-métrage des Monty Python, le film n’a pourtant pas le même succès lors de sa sortie alors même que son humour est très proche de l’esprit de la troupe – en partie présente dans le métrage : Terry Jones incarnant un braconnier terrifié dans une introduction des plus envoûtantes, qui semble avoir inspiré un certain Sam Raimi dans la conception de son Evil Dead.
Pourtant, Terry Gilliam utilise déjà de nombreux éléments présents dans ses futures œuvres, autant sur le fond que sur la forme. Le côté misérable et obscur du Royaume fait énormément penser à l’ambiance globale de Brazil. Mais ici, les personnages semblent attachés à cette crasse ambiante, qui va de pair avec le concept d’artisanat autant défendu par certains d’entre eux – comme le père de Dennis, fabricant de tonneaux – que par son réalisateur via une narration engagée ; Terry Gilliam a toujours fait partie de ces grands artisans du cinéma, jusqu’à même son récent L’Homme qui tua Don Quichotte.

S’il y a un personnage qui suit exactement cette logique d’anti-romantisme pour dépeindre cette époque, c’est bien évidemment celui de Griselda (Annette Badland), la fille dont notre héros est amoureux. Elle représente le parfait contraire de ce que l’on peut attendre d’une histoire d’amour dans une fable de ce genre, d’habitude représentée avec la princesse – apparaissant ici un peu plus tard dans le récit. Cette crasse omniprésente n’empêche pourtant pas Gilliam de créer un objet esthétique de tous les instants, en établissant un cadre qui arrive à saisir toutes les nuances de l’univers qu’il déploie. Cet aspect est encore accentué par la vision niaise de Dennis arrivant au château : le film dévoile une atmosphère des plus crédibles, permettant un émerveillant total, tout en proposant un ensemble encore très romanesque et fantaisiste par le soin apporté aux décors.
C’est aussi à ce moment que les personnages deviennent davantage des figures que des personnalités établies : le roi, vieux et rabougri prend la forme d’un petit carré tandis que le Chamberlain rappelle, lui, un triangle de par la forme particulière de son chapeau. Ce sont ces figures qui hantent le château et ses environs, et leur pouvoir ne peut nous apparaître uniquement comme illégitime tant leurs situations sont ridicules, ce ressentiment étant encore accentué par toutes les blagues faites sur les noms du personnage interprété par Max Wall. Les aristocrates semblent au contraire s’épanouir de cette situation qui apporte la pauvreté dans le royaume : cela leur permet d’asseoir un peu plus leur pouvoir économique sur le peuple.

Le film est aussi très critique envers la religion, ici représentée par des sadomasochistes qui se flagellent en public. Mais ce sont toutes les classes de cette société qui sont accompagnées de leur humour noir efficace, comme le personnage de l’estropié s’étant coupé le pied afin de faire la quête plus facilement. Résultat direct de l’époque à laquelle le film est tourné, le sexe a une place importante dans le récit, surtout via le personnage de l’écuyer interprété par le magnifique Harry H. Corbett, seul moyen pour les personnages d’échapper à la tristesse de cet environnement. Même le quiproquo faisant croire à la princesse (Deborah Fallender) que Dennis est son chevalier est tout de même satisfaisant tant la naïveté de cette dernière – bercée de contes de fées depuis son plus jeune âge – devient fascinante à découvrir, d’autant plus qu’elle est accentuée par la présence d’un “imposteur” au sein des nonnes chargées de sa toilette dont personne ne semble s’en être rendu compte.
Il faut attendre le dernier quart d’heure du récit pour que le Jabberwocky se dévoile enfin à nous. L’action se pose ainsi dans une terre désolée, où l’humour n’a plus sa place et où le medieval fantasy chevaleresque l’emporte tout simplement sur l’aspect comique du métrage. Le dragon annoncé est plus beau que dans nos rêves les plus fous : il est horrible, dégueulasse, immonde. De par son design inspiré, il est en même temps terrifiant et terriblement grotesque. L’artisanat prend enfin tout son sens, jamais en numérique cette bête n’aurait été aussi belle.

Crédits rédaction : Monty Python : Thierry de Pinsun
Jabberwocky : Antoine Baudry
Monty Python : Sacré Graal, de et avec Terry Gilliam et Terry Jones. Avec aussi John Cleese, Michael Palin, Graham Chapman… 1h31
Sorti le 3 décembre 1975
Monty Python : La vie de Brian, de et avec Terry Jones. Avec Eric Edle, Terry Gilliam, John Cleese… 1h34
Sorti le 8 avril 1980
Monty Python : Le sens de la vie, de et avec Terry Gilliam et Terry Jones. Avec aussi John Cleese, Michael Palin, Eric Idle… 1h47
Sorti le 22 juin 1983
Jabberwocky, de Terry Gilliam. Avec Michael Palin, Harry H. Corbett, John Le Mesurier… 1h45
Film de 1977, sorti le 23 octobre 2001 en DVD
[…] encore présenter les Monty Python ? Leurs films sont reconnus depuis des années (nous en avons même parlé lors de notre incursion chez Terry Gilliam) et les membres sont au génie absurde ce que Kev Adams et Gad Elmaleh sont aux funérailles de […]