Avec plus de neuf romans à son actif, Jane Austen est une des écrivaines ayant le plus influencé la littérature du XIXe siècle et, si l’on retient Orgueil et Préjugés comme étant son œuvre majeure, ses autres romans ne sont pas à négliger pour autant, en particulier Emma. Dernier roman publié du vivant d’Austen, il englobe les thèmes fétiches de cette dernière : la place de la femme dans la société anglaise du XIXe siècle, le mariage et le dilemme entre raison et sentiment. Le roman fut porté une douzaine de fois au grand écran, de manière fidèle (l’adaptation éponyme de 1996 avec Kate Beckinsale) ou plus éloignée (l’emblématique Clueless d’ Amy Heckerling en 1995), la dernière adaptation en date étant le film d’Autumn de Wilde avec Anya Taylor-Joy dans le rôle principal.
Emma Woodhouse est une jeune fille vivant dans la campagne anglaise au début du XIXe siècle avec son père, inconsolable depuis le mariage de sa première fille quelques années plus tôt. D’un naturel légèrement égocentrique, Emma se distrait en essayant de former des couples en vue de les marier mais se promet de ne jamais prendre d’époux pour rester auprès de son père.
Le film affirme sa plus grande force dès ses premières minutes : Autumn de Wilde a très clairement compris son matériau de base. Loin des mélodrames romantiques qui caractérisent l’écriture des autres adaptations, tout dans le métrage s’apparente à la comédie absurde, où les situations ridicules foisonnent pour le plus grand bonheur des spectateurs. Beaucoup de cinéastes ont omis un point important dans leurs adaptations d’Austen : l’ironie et l’humour qui font la caractéristique de son écriture. Chez Austen, la grandiloquence devient mordante et l’autrice parvient toujours à installer assez d’espace entre l’action qu’elle décrit et le/la lecteur·ice pour que ce·tte dernier·e parvienne à saisir le ridicule de chaque situation qui lui est présentée. De Wilde l’a très bien compris et arrive à transposer les subtilités de l’écriture d’Austen à l’écran sans ôter à l’histoire son propos ou ses prouesses narratives.

Cette qualité d’écriture s’étend également aux personnages, particulièrement celui d’Emma, jeune fille prise entre l’image qu’elle pense devoir se donner d’elle-même (l’idéal que se fait la société de la femme accomplie) et ce qu’elle est vraiment. Ce dilemme constant et la profonde solitude qu’il engendre la rend d’autant plus attachante qu’on se rend rapidement compte que, malgré la carapace qu’elle s’est créée, Emma est quelqu’un de profondément bon qui ne cherche au fond qu’à être aimé. Cette solitude la suit pendant tout le film et l’amour ne se présente à sa porte que lorsqu’elle est finalement en accord avec elle-même pour se rendre compte qu’il était sous ses yeux pendant tout ce temps. L’audience parvient à s’identifier à Emma parce qu’elle est bloquée dans une situation dans laquelle tout le monde se retrouve un jour : la difficulté d’assumer qui l’on est vraiment. Cette humanité s’étend à l’ensemble des personnages du film, ce qui contraste avec d’autres films se passant à la même époque ; l’action se déroule dans un petit village, les enjeux en sont donc réduits et on a beaucoup plus le loisir de se concentrer sur la psychologie des personnages ce qui les humanise et les rend plus réalistes.
Emma., de par sa direction artistique irréprochable, s’apparente presque à un conte ou à une parenthèse enchantée. Les couleurs sont douces et la réalisation se compose principalement de plans fixes qui mettent en valeur le décor et l’humour des situations. Le tout s’agrémente de décors épurés et très spacieux permettant aux acteur·ices de bouger en toute liberté, presque comme sur la scène d’un théâtre. On ne peut oublier les excellentes performances de tous les comédien·nes, à commencer par Josh O’Connor (inoubliable en prince Charles dans The Crown) qui excelle durant les deux heures de film dans le rôle de Mr Elton et dévoile un extraordinaire talent de comique qu’on ne lui connaissait pas, tout comme Mia Goth (vue dans le Suspiria de Luca Guadagnino), attendrissante de candeur en Harriet. Anya Taylor-Joy quant à elle continue de prouver les multiples facettes de son jeu d’actrice et brille à l’écran en Emma Woodhouse, sarcastique et délicieusement drôle.

Finalement, Emma. n’est que le récit d’une jeune fille en quête d’identité et de l’être aimé. Autumn de Wilde parvient à merveille à porter à l’écran la complexité des personnages, l’ironie mordante et l’humour du roman de Jane Austen, le tout avec une réalisation et une direction artistique aussi marquées que plaisantes et un casting excellent. Si cette adaptation d’un roman de Jane Austen n’égalera pas aux yeux de certain·es l’Orgueil et Préjugés de Joe Wright, on peut sans peine assurer que c’est une des meilleures que l’on aura vu au grand écran.
Emma. de Autumn de Wilde. Avec Anya Taylor-Joy, Mia Goth, Josh O’Connor. 2h05
Sorti le 21 février 2020