La fiction est aussi vieille que l’humanité elle-même. Depuis toujours, l’humain·e a besoin de raconter des histoires, pour leur aspect divertissant mais surtout comme une échappatoire. La fiction inspire, sauve et change des vies, elle est personnelle à chacun·e, universelle et ça, Tarsem Singh l’a bien compris. Dans son film de 2006, The Fall, le réalisateur offre à l’imagination une ode à travers l’amitié improbable de deux personnages unis par un même désir de liberté et d’impossible que seule la fiction peut assouvir. Roy est un cascadeur aux deux jambes et au cœur brisé·es, Alexandria est une fillette au bras cassé débordant d’énergie. The Fall est leur histoire, ou plutôt leurs histoires, celles qu’iels se racontent pour tuer l’ennui. Ensemble, iels construisent un monde féérique, un paradis imaginaire où tout peut arriver, où contrairement à la vie, les gentil·les gagnent et les méchant·es finissent toujours perdant·es.
Acte 1 : déni. La réalité de chacun·e est triste et fade et le seul moyen de lutter contre la solitude de l’existence est de créer un monde imaginaire où tout est possible. À travers les mots de Roy et l’imagination d’Alexandria, les héro·ïnes et le grand amour existent et leurs quêtes deviennent sources d’espoir et modèle de persévérance. Là où la vie est si ennuyeuse, les récits des deux protagonistes relèvent du fantastique et les sortent du cloaque qu’est l’hôpital pendant quelques heures qu’iels voudraient voir durer des siècles. Les visuels viennent appuyer l’aspect “conte” tout au long du film avec un travail très significatif pour faire paraître les différents environnements à la fois réalistes et féériques. Tarsem Singh questionne l’audience sur le but de la fiction et donne la réponse très vite, avec l’évidence et l’honnêteté d’un·e enfant : s’enfuir de la réalité et la raconter sous un autre angle.
Acte 2 : trahison. Le rideau se lève, la féérie s’envole aussi vite qu’elle est apparue. Roy (superbement interprété par Lee Pace) n’a rien d’un héros, sa couverture disparaît pour faire place à un être brisé, lassé de tout et qui veut en finir avec cette vie qui lui a si cruellement arraché tout ce qu’elle lui avait offert. Alexandria, trop jeune et innocente pour séparer réalité et fiction, voit le héros qu’elle admire s’évaporer, la déception étant à la hauteur de cette admiration. L’honneur est vain, la quête illusoire. Le masque du héros lui est arraché. Roy n’est pas spécial, grandiloquent, courageux et fier comme le protagoniste de son conte : il est humain et horrifié de sa propre lâcheté, préférant manipuler une enfant plutôt qu’affronter ce vide qui s’épanouit en lui et contre lequel il n’a plus la force de lutter. Le soupir est général : la réalité se place une nouvelle fois comme obstacle sur le chemin des rêves.

Acte 3 : guérison. Après la pluie vient le beau temps, Alexandria cesse d’être spectatrice de la chute de Roy et décide d’agir en se matérialisant dans son histoire. Avec une sincérité touchante, elle le prend par la main et le pousse à se battre quand il se laisse faire, à nager quand il se noie et à se redresser lorsqu’il plie le genou. Tarsem Singh se sert d’Alexandria comme d’une figure christique venue sauver Roy des ténèbres, le tout étant caractérisé par l’omniprésence d’oranges (anciennement utilisées dans des tableaux pour symboliser la divinité des personnages représentés) autour de la fillette. Alexandria se sert du conte comme inspiration à la grandeur, au contraire de Roy qui l’utilise pour illustrer une chute qu’il pense inexorable. De manière assez originale, Tarsem Singh confronte deux visions radicalement opposées : celle de l’enfant remplie de rêves et d’espoir qui n’a rien vu de la vie et celle de l’adulte esseulé dont la seule envie est d’en finir. Contrairement à d’autres, il n’utilise pas cette contradiction vainement et s’en sert pour faire de ses personnages des miraculés aux âmes sauvées par leur imaginaire. La fiction guérit de tous les maux.

The Fall n’est pas un film ordinaire : c’est une épopée onirique brisant constamment la barrière entre fiction et réalité au service de ses personnages. Tarsem Singh signe une œuvre au propos universel, questionnant le/la spectateur·ice sur le but de l’imagination et sur la mission confiée aux conteur·ses d’histoires. Appuyé par des visuels splendides et des performances d’acteur·ices incroyables, le film pose une théorie sur le lien entre la fiction et la réalité, comment les deux s’influencent et se construisent en parallèle. En somme, une lettre d’amour aux âmes en perdition, aux rêveur·ses et aux créateur·ices.
The Fall de Tarsem Singh. Écrit par Dan Gilroy, Nico Soultakanis et Tarsem Singh. Avec Lee Pace, Catinca Untaru, Justin Waddell… 1h57
Sorti le 11 mars 2009 en VOD