Une simple conversation téléphonique, à l’intérieur d’une voiture. C’est de cette manière que s’ouvre le documentaire Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek et pourtant, tous les éléments majeurs de ce qui constitue l’heure de film sont déjà bien présents, désormais ancrés dans l’esprit du spectateur.
Tilo Koto, c’est l’histoire de Yancouba Badji, un Casamançais (habitant de la Casamance, au Sénégal) dont le voyage vers l’Europe est brutalement stoppé en Tunisie après avoir tenté la traversée de la Méditerranée à quatre reprises. Par l’alternance de confessions face caméra, au cœur d’une forme d’intimité, et d’échanges entre lui et sa famille, ses amis ou ses « camarades », les réalisatrices prennent le parti d’un film multiforme, à la croisée des différentes typologies de documentaires. À travers la personne de Yancoupa Badji et des conversations qu’il a avec ses proches, ce sont ainsi le danger de la traversée de la Méditerranée, la peur constante qui découle de ce voyage ou encore l’horreur absolue de chaque situation rencontrée qui sont évoqués.
Cet enfer vécu, ces scènes indescriptibles dont il a été, à tour de rôle, le témoin et la victime, Yancouba le raconte à travers son art : la peinture. Celle-ci lui permet la représentation de l’enfer des prisons, de la torture, des viols, des mises à mort… de toutes les choses dont il est presque impossible de rendre compte à travers les mots. Les différents tableaux qu’il peint sont à la fois son exutoire et son échappatoire. Transportant ses peintures avec lui à travers les différentes étapes de son parcours, sa pratique artistique apparait comme une attache forte sur laquelle il peut s’appuyer, le miroir d’un passé auquel il peut constamment se confronter. Cette pratique de la peinture sert par ailleurs le récit des deux réalisatrices puisqu’elle permet, grâce à des inserts de différents tableaux, de faire résonner les dires des différents intervenants du récit avec les scènes peintes par Yancouba. De plus, ces tableaux sont au cœur d’une des scènes les plus touchantes du documentaire, lors de laquelle Yancouba, avant de retourner dans son pays natal, découpe délicatement la toile de tableaux en bois afin de pouvoir rouler celles-ci et les transporter. La précision de ses mouvements, la réduction de la distance entre la caméra et son sujet… tout dans cette séquence vient souligner l’importance de la pratique artistique pour Yancouba, mais également celle de la transmission, celui-ci pratiquant principalement la peinture dans une optique de témoignage, de prévention.

Ce terme de prévention apparait, progressivement, comme étant le cœur du récit. Après quatre tentatives de traversée, Yancouba Badji fait demi-tour et rentre au pays. Mais ce qui pourrait apparaitre comme un geste de résignation montre, au contraire, une véritable forme de courage de sa part. Son retour en Casamance est dicté par l’envie, mais surtout le besoin, de témoigner. Faire part de son expérience est un moyen de prévenir les autres, particulièrement les plus jeunes, de ce qui les attend s’ils veulent essayer de traverser. Tel un missionnaire, Yancouba Badji décide d’offrir à son village la figure de guide dont il a manqué avant de préparer son périple. Le film procède, à ce moment, à une cassure à la fois thématique et temporelle. Ce qui est premièrement un film sur un homme bloqué en Tunisie lors de sa traversée vers l’Europe se transforme en un film au sein duquel le protagoniste réfléchit sur ce que représente le fait de quitter son pays, mais surtout d’y revenir.
À la fois un film sur l’art, le voyage, la mort, la transmission…Tilo Koto est une œuvre complète et en perpétuel mouvement. En axant en grande partie le film autour des peintures de Yancouba Badji et de leurs conceptions, les réalisatrices Sophie Bachelier et Valérie Malek trouvent un axe unique qui permet au film de multiplier ses supports de réflexions. En ce sens, Tilo Koto devient une œuvre pluridisciplinaire, fournissant au spectateur des pistes de réflexions aujourd’hui fondamentales.
Les oeuvres de Yancouba Badji sont exposées jusqu’au samedi 29 janvier 2022 à la galerie Talmart de Paris.
Tilo Kolo de Sophie Bachelier et Valérie Malek, avec Yancouba Badji…1h07