Attention, cet article a été rédigé par trois de nos rédacteurs. Les crédits sont en fin de texte.
Les noces rebelles (2008) : S’aimer, se détester
Après s’être aventuré dans le néo-noir et le film de guerre, Sam Mendes calme ses envies de grandiloquence, et se recentre sur le portrait familial – bien que le thème ne l’ait jamais quitté – en choisissant d’adapter Revolutionary Road, nouvelle de Richard Yates. Il choisit de concentrer son récit sur la figure du couple, ses dysfonctionnalités et sa toxicité. Pour aborder une narration des plus abruptes, ponctuée de moments forts, d’explosion de colère et de dialogues lourds à porter, il propose le projet à l’un des couples les plus iconiques : Kate Winslet et Leonardo di Caprio, les Rose et Jack de Titanic (1998). Celleux qui nous ont offert l’amour à la folie dans l’immense fresque de James Cameron mettent ici leur talent et leur complicité à rude épreuve, puisqu’il s’agit de s’entre-déchirer de la pire des manières. Lorsque April rencontre Frank, le jeune homme la charme par son insouciance et son ambition. Le couple est beau, voit la vie comme un chemin sans la moindre embûche et se laisse porter, brûlant les étapes à vitesse déraisonnable. Chez les Wheeler, rien ne dépasse. C’est d’ailleurs ce qui charme les Givings, un ménage voisin dont Helen (Kathy Bates) a vendu la demeure à la famille sur Revolutionary Road. Les Wheeler sont parfait·es, s’aiment d’un amour fusionnel, et rien ne peut se mettre en travers de leur chemin. Mais les années passent, avec elles la routine, les passions qui s’éreintent, et plus les amant·es se regardent, moins iels se reconnaissent. Lui a laissé tomber ses idées d’ailleurs pour s’enfermer dans une vie de bureau au sein d’un travail qu’il déteste, elle a sacrifié ses ambitions existentielles pour devenir la mère au foyer modèle. Et sous les apparences, le malaise grandit, creuse une fosse béante au rebord de laquelle les protagonistes luttent pour ne pas plonger.

Les Noces Rebelles est le récit d’une destruction. Destruction annoncée par John Givings, le fils mentalement handicapé des voisins cité précédemment, qui tente de faire exploser les humeurs de Frank, de le mettre à l’épreuve pour le mettre, réellement, en garde. Quand April parvient à convaincre Frank d’abandonner cette vie si lisse qui les déprime, ce dernier accepte en douce une promotion à son travail, faisant de l’argent-roi sa priorité, toujours au sacrifice de lui-même. Les pressions sociétaires – la solution du deuxième enfant, pour sauver le couple mais aussi entrer dans la norme – et financières dans une Amérique en proie à sa quête erronée d’idéal, broient le couple, le fait douter, et l’éloigne à mesure qu’il tombe dans cette colère. La colère de ne pas parvenir à s’accomplir, à ne pas vouloir les mêmes choses – les ont-iels vraiment déjà voulues ? -, la colère de se retrouver face à un·e étranger·e qui ne nous comprend pas et dont on est persuadé qu’iel fera tout pour nous nuire. Alors iels chutent dans la spirale infernale, celle de l’adultère, de la violence, surtout verbale mais par moments physique, et l’harmonie explose. Ici, tout est question de dialogues. Les moments forts se situent dans les affrontements, où les deux comédien·nes portent sur leurs épaules une partition éreintante. La tension est palpable, suinte par les bords de l’écran, et on transpire, on serre ses poignées de siège et ce ressentiment est le nôtre, celle colère est celle que l’on contient en tout instant, et qui ici nous explose à la gueule en nous emportant avec elle. Surtout, la tension ne nous lâche jamais, et dans les moments mondains, où le couple feint les apparences, ou dans ceux où iels tentent de se retrouver, on appréhende un coup, une éclate verbale. On sort épuisé, mis à terre par un récit d’une justesse traumatisante, et d’un constat fataliste qui ne laisse que peu d’espoir.

À l’instar d’American Beauty mais également des Sentiers De La Perdition et de Jarhead, Sam Mendes met en garde contre les faux-semblants, le manque de communication et les points de non-retours. Ils nous montre les extrêmes de nos égarements, et le manque de loyauté envers soi-même qui ne peut mener qu’à l’auto-destruction, dans un rapport à la mort toujours aussi omniprésent. Les Noces Rebelles brille par sa justesse, à l’instar du sentiment du noirceur qu’il laisse au fond de la gorge.
Away we go (2009) : Les noces très belles
Après s’être attaqué deux fois à la structure familiale, notamment au couple, de manière acerbe et violente, Sam Mendes revient de manière plus apaisée et légère dans Away we go, un film qui, s’il est mineur dans sa filmographie, demeure un beau petit moment de cinéma. Burt Farlander (John Krasinski) et Verona de Tessant (Maya Rudolph), deux jeunes trentenaires un peu galériens, filent le parfait amour. Verona tombe enceinte et, alors que le couple idéal pensait se reposer sur les parents de Burt pour pouvoir avancer dans leurs vies professionnelles malgré l’arrivée d’une nouvelle bouche, ils apprennent à trois mois de l’accouchement que ceux-ci partent en Belgique pour deux ans. Ils décident de voyager à travers le continent nord-américain pour trouver un endroit où créer leur famille, en se basant sur des villes où des personnes leur étant proches vivent.
Il est étonnant de voir Mendes se prêter à l’exercice du road-movie quasi feel-good, une comédie légèrement dramatique où l’ambiance est globalement joyeuse. Dès le départ, il lance les hostilités, initiant son film avec une scène de sexe au sein de laquelle l’humour prend bien vite le pas sur l’excitation, nous révélant un couple des plus fun, cherchant simplement à vivre heureux mais qui est chamboulé par l’imminence de la parentalité. Il s’agit d’un schéma classique de la comédie de couple, sauce US, où celui-ci doit affronter un point clé de la vie avec des situations délirantes. À ce titre, et dans un tout autre registre, on peut penser à 40 ans : mode d’emploi de Judd Apatow, fort sympathique. Pour autant, le scénario de Dave Eggers et Vendela Vida regorge de petites surprises qui viennent pimenter ce carcan originel en faisant de chaque destination et rencontre un écho avec un tourment du binôme impatient mais encore insouciant quant à ce qui les attend. Chaque ville apporte son lot de séquences improbables : Phoenix où l’amie de Verona se moque de ses enfants tout en admettant qu’ils sont, avec l’alliance qu’elle a au doigt, la seule raison qui fait qu’elle n’a pas quitté son mari ; Madison dans laquelle gît Ellen (Maggie Gyllenhaal), aux idées complètement radicales et dérangées concernant la gestion des enfants, et ainsi de suite. Le couple est aussi source d’hilarité permanente. Leur côté fuck-ups, allié à leur humour souvent en dessous de la ceinture – on pense au running gag de Burt qui s’inquiète principalement de savoir s’il trouvera toujours le vagin de sa femme après l’accouchement ou si celle-ci gardera sa belle poitrine –, et leur amour imperturbable en font des énergumènes délirants et attachants dont on souhaite voir le bonheur éclore sous nos yeux.
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Au milieu de toutes ces péripéties, Sam Mendes n’oublie pas qu’il est cinéaste. Certes plus réservé que sur la plupart de ses métrages, il distille çà et là des plans forts, jouant particulièrement des sur-cadrages autour du couple Burt-Verona comme pour créer des photos de famille et montrer qu’ils n’ont pas besoin de plus qu’eux pour créer leur foyer et être heureux. Cette discrétion dans la mise en scène qui n’est donc pas anodine permet à Away we go d’avancer avec une certaine subtilité à ce niveau. Par ailleurs, il faut relever la très bonne direction d’acteurs car, même si l’on est face à un surjeu quasi-constant, mais volontaire, pour certains, ils sont tous en pleine possession de leur rôle et on arrive à y croire tout du long. Cependant, et c’est là où Mendes pèche souvent, la musique est trop présente et, bien que plaisante car constituée de nombreux morceaux pop-rock, elle dessert beaucoup l’impact émotionnel de certaines scènes. Cette superficialité vient marquer une frontière entre le spectateur et les personnages, au cœur de discussions souvent percutantes et pleines de sens. L’entreprise reste néanmoins une réussite dans l’ensemble. La naïveté qui se dégage du film est enivrante et on a l’impression que Mendes, après ses Noces rebelles, dont on ressort éprouvé, vient se ressourcer en attendant de revenir aux choses sérieuses en livrant l’un des meilleurs opus d’une saga qui avait besoin de fraîcheur, dans lequel il décortique psychologiquement la figure emblématique de l’agent 007, avec Skyfall.
1917 (2019) : The running man
La course pour la survie est sans doute l’un des moteurs les plus puissants qui soit pour l’être humain. Les récits durant les guerres qu’a connu notre monde rentrent souvent en lien avec ce besoin de vivre, essayer de faire face à l’horreur puis essayer de s’en détacher pour mieux retrouver la normalité. Ce besoin de survie se retrouve ainsi au cœur de 1917, dans ce qu’on pourrait considérer comme une course de deux heures afin d’essayer de sauver, en plus de soi-même, les autres. C’est en somme le récit d’une humanité qui se doit d’être en mouvement perpétuel pour subsister face aux autres et aux forces de la nature avant de pouvoir enfin connaître le repos mérité.

Dans ce sens, le dispositif visuel du plan séquence continu constitue une prise de décision logique par sa volonté d’immersion dans cette fuite en avant, collant au plus proche des deux soldats mis face à une terreur plus large que ce que leur destin ne semblait le paraître. Ce sont deux héros non pas par le combat mais leur courage, leur absence de résignation face à leur tâche et la menace d’une perte humaine vaine, tout autant que la guerre en elle-même. Mendes fait au mieux pour dresser un portrait de courage dans cette adversité mais en cherchant le moins possible à glorifier le combat afin d’éviter de tomber dans un paradoxe belliciste. C’est l’un des gros problèmes du film de guerre même, tel que souligné par François Truffaut : en illustrant le combat, on l’iconise, volontairement ou non. Dans ce sens, Mendes évite en permanence l’affrontement direct, faisant de son long-métrage une œuvre montrant l’horreur du conflit à posteriori, les seuls moments dits « d’action » ne dégageant un certain gigantisme que pour répondre à l’aspect macroscopique de ce qui arrive à nos protagonistes, en résonance à leur destin microscopique de nature. Pas étonnant en ce sens que Schofield et Blake se retrouvent plus aux prises avec les éléments de la nature que les allemands même, la lâcheté de certaines personnes intéressant moins Mendes que l’illustration d’un certain courage ainsi que la bêtise inutile de tels combats. La façon dont lui et Deakins illustrent le récit va en ce sens, gardant à conserver une certaine empathie tout en offrant un voyage dans un enfer que l’humain, dans sa volonté d’auto-destruction, n’hésite pas à perpétuer indéfiniment.

Loin de la simple prestation technique gratuite, 1917 constitue un récit d’humanité, dramatique par ses ramifications répétées encore et encore tout au long de l’histoire. La fuite en avant de Schofield et Blake permet au mieux de nous confronter à l’absurdité de notre comportement belliqueux tout en questionnant par sa linéarité apparente le besoin que nous avons de mener à notre annihilation. De tels récits anti-guerre, surtout au vu de l’actualité, devraient être célébrés et non renfermés car certains ne peuvent voir qu’on peut allier recherche esthétique et profondeur narrative…
Crédits rédaction : Les noces rebelles : Thierry de Pinsun
Away we go : Élie Bartin
1917 : Liam Debruel
Les noces rebelles, réalisé par Sam Mendes. Écrit par Justin Haythe. Avec Kate Winslet, Leonardo di Caprio, Kathy Bates… 1h59
Sorti le 21 janvier 2009
Away we go, réalisé par Sam Mendes. Écrit par Vendela Vida et Dave Eggers. Avec Maya Rudolph, John Krasinski, Carmen Ejogo… 1h38
Sorti le 4 novembre 2009
1917, réalisé par Sam Mendes. Écrit par Krysty Wilson-Cairns et Sam Mendes. Avec George MacKay, Dean-Charles Chapman, Colin Firth… 1h59
Sorti le 15 janvier 2020