Frankenstein (1931) ou le macabre romantisme
Si l’on ne devait retenir qu’un seul film de la série des monstres Universal, Frankenstein serait très probablement l’heureux élu tant il catalyse toute l’essence du projet et dégage, en moins d’une heure et quart, une puissance phénoménale. À peine six mois après le Dracula de Browning, axé autour de la mythification du personnage et de la performance virevoltante de Bela Lugosi, James Whale est venu percuter le public avec ce qui peut être considéré comme son chef d’œuvre, une fable quasi-parfaite, mélangeant poésie et macabre, aux émotions fortes. L’histoire, qu’on ne présente même plus vraiment, est celle du scientifique Henry Frankenstein qui, voulant créer la vie, construit un corps à partir de cadavres mais le cerveau qu’il implante à sa création sera celui d’un assassin. Dès le départ, un cadre assez malsain est installé : un personnage nommé « La Créature » sans acteur attitré au générique, une sépulture est violée, un cerveau volé et la vanité de l’homme est mise au grand jour. Ce dernier, se prenant pour un démiurge, essaie de repousser les limites de la science et de la nature en créant un être complètement artificiel.
Whale a parfaitement compris la nouvelle de Mary Shelley et il réussit à créer une ambiance ambiguë où le questionnement du spectateur est constamment mis à rude épreuve. Si la créature effraie au premier abord par son apparence, on apprend à la découvrir et on se rend compte que l’on est plus face à un pantin déboussolé et vide, n’ayant jamais eu pour but de vivre et qui, ce faisant, tente d’imiter ceux qu’il rencontre pour se rapprocher de l’humanité. De leur côté, les humains sont montrés comme avides de pouvoir et de reconnaissance, arriérés car arrêtés par leurs a priori et face à la monstruosité, apparente seulement, ils répondent par la cruauté. Le spectateur commence à développer une certaine empathie pour la créature, victime d’une vie qu’elle n’aurait pas du connaître mais que les autres lui font payer. À partir de là, Whale se permet de jouer avec le ton et d’offrir des ruptures brutales, choquantes pour l’audience à l’image de la séquence avec la petite fille, seule personne à ne pas avoir peur du « monstre », qui, partant d’une poésie et d’une grande tendresse, termine dans une horreur glaçante. Pour autant, la construction narrative et la mise en scène, combinées au jeu brillant de Boris Karloff, nous font pardonner toutes les exactions commises par ce géant sans âme. La fin du film est forte à ce titre avec l’opposition créateur contre créature qui se conclut de manière dévastatrice avec le spectateur qui contemple l’horreur de l’humain.
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Il est intéressant de noter que ce film dialogue d’une certaine manière avec le Metropolis de Fritz Lang, sorti quatre ans plus tôt, dans sa vision de l’excès de progrès scientifique, cette volonté démiurgique de l’homme qui lui fait perdre son humanité, qui amène finalement plus de danger qu’autre chose. Certes l’angle pris est différent, avec ici Whale qui tente d’humaniser et de nous émouvoir avec le monstre de Karloff, mais le fond reste assez identique et voir deux films de ce temps-là déjà évoquer ce qui est aujourd’hui l’un des thèmes principaux de la science-fiction avec l’intelligence artificielle, reste aussi surprenant que plaisant. Puis, à l’instar de l’autre œuvre suscitée, Whale épouse un certain expressionnisme et offre une œuvre époustouflante sur le plan technique. Les décors sont sublimes et sublimés par la mise en scène virtuose et les effets visuels sont très réussis. Le maquillage et costume de la créature sont parfaits, et surtout la séquence de la naissance de celle-ci jouit d’artifices très solides pour l’époque, qui ont clairement mieux vieilli que les chauves-souris de Dracula. Ainsi, avec Frankenstein, James Whale réussit un film somme dans un registre particulier ; la suite, La fiancée de Frankenstein, en sera un autre dans son ton plus léger. Premier gros carton pour Universal dans sa franchise, il apporte une légitimité au genre et ouvre le public sur un nouveau cinéma, mêlant divertissement d’épouvante et critique, poésie tragique et horreur glaçante. Il est important de noter que ce film, au même titre que celui de Browning précité, crée une nouvelle figure culturelle avec Boris Karloff, comme Lugosi pour le comte, avec un parti pris pourtant bien différent.
Là où Browning crée un personnage mythologique avec Dracula, Whale montre une création déboussolée et attachante dans Frankenstein. Peut-être moins prétentieux mais tout aussi ambitieux que les métrages précédents du studio, celui-ci reste un fier étendard d’un mouvement, un jalon du cinéma d’horreur ayant grandement conditionné une partie de ce qui suit et ouvert les portes à Whale pour de nouvelles expérimentations comme La maison de la mort ou L’homme invisible.
La maison de la mort (1932) ou le redoutable divertissement horrifique
Un an après son renversant Frankenstein, James Whale revient aux commandes d’un nouveau film de monstres pour Universal avec La maison de la mort, huis-clos mi-horrifique mi-comique moins ambitieux mais d’une grande modernité, tout en s’inscrivant toujours dans son style fortement inspiré de l’expressionnisme.
Il réunit ici le couple Waverton, Roger Penderel (Melvyn Douglas), un faux dandy, Sir William Porterhouse (Charles Laughton), une fausse duchesse prénommée Gladys (Lillian Bond) dans la maison isolée des Femm, habitée par la fratrie composée de Horace, Rebecca et Saul, leur vieux père, mais aussi le majordome Morgan (Boris Karloff). Cette réunion est forcée par une rude tempête qui contraint les différents invités de passer la nuit dans cette bâtisse qui n’a rien de rassurant, où le danger semble pouvoir survenir de partout et de tout le monde. Si ce genre est aujourd’hui bien connu, c’était loin d’être le cas quand James Whale a sorti ce petit ovni filmique marqué par un ton improbable, jonglant continuellement entre effroi et comédie, à la limite du grotesque. On a des répliques qui fusent dans tous les sens avec des personnages qui tuent le long temps qu’ils ont à passer ensemble en se chamaillant. Même les hôtes participent à ce jeu de répartie, ce qui rend chaque personnage attachant à sa manière avec leurs caractères respectifs se développant au gré des lignes de dialogue qui s’enchaînent. Les interactions sont au cœur du film avec un couple qui se forme pendant qu’un autre se renforce, la vieille sourde Rebecca qui vient effrayer l’épouse Waverton tandis qu’Horace fait preuve de lâcheté à l’égard du mari et ainsi de suite. Le but étant bien entendu de voir ce qui se passe une fois l’horreur arrivant, ici sous la forme d’un Boris Karloff alcoolique et brutal, l’acteur livrant une excellente prestation, accompagné par un pyromane manipulateur en la personne de Saul Femm et l’on voit comment nos protagonistes résistent à ces deux « monstres ».

À côté de ça, James Whale ne lésine pas sur les effets pour marquer l’aspect horrifique de La maison de la mort, avec des décors grandement teintés de l’expressionnisme, dans la veine de son Frankenstein, à l’image d’une maison dont l’intérieur se révèle immense en comparaison à ce qu’elle laisse présager de l’extérieur. Il joue également sur les ombres et s’amuse à rendre Morgan effrayant et gigantesque, alors qu’en fond un bruit de tempête ne cesse pendant l’intégralité du métrage, ce qui crée une véritable ambiance anxiogène. Il fait même quelques tentatives avec le montage en se permettant une séquence un peu psyché, un peu dissonante et presque mal venue mais dont l’ambition artistique fait plaisir à voir. Si la fin ressemble plus à un grand n’importe quoi qu’autre chose avec une chute qui intervient de manière aussi impromptue qu’un cheveu sur la soupe, Whale parvient dans l’ensemble à offrir un spectacle riche et jamais ennuyeux qui, un an après la merveille qu’avait été Frankenstein, vient démontrer son immense talent de réalisateur dans le mélange de tons ainsi que la versatilité des productions Universal, capables d’offrir des œuvres d’une grande profondeur comme de simples divertissements de très bonne facture.
L’homme invisible (1933) ou le cynisme tragique
Penchons-nous pour conclure sur le cas de L’homme invisible, que James Whale réalise en 1933. Un film assez particulier au sein de la série Universal Monsters, mais qui s’inscrit dans la lignée des meilleurs et des plus intéressants à revoir. On est aux côtés de Jack Griffin, scientifique complètement absorbé par son travail, qui a trouvé la formule pour devenir invisible. Alors qu’il fait tout pour retrouver sa forme originelle, le village où il s’est réfugié prend peur tandis que lui, découvrant l’étendue des possibilités offerte par son pouvoir, commence à avoir la folie des grandeurs. James Whale est un habitué de la maison et il a déjà marqué les esprits avec son Frankenstein, déjà évoqué, notamment dans sa gestion des tons et des émotions. Là où, avec la créature, il optait pour une certaine poésie sombre, il décide là de changer totalement de recette.
L’homme invisible commence de manière étrange, avec la découverte de cet individu ressemblant à une momie, et tourne vite à la comédie quand Jack use de sa nouvelle capacité pour se jouer de la tenante de l’auberge. Le ton est assez léger, avec même quelques petits moments d’émotions à la découverte que le scientifique était fiancé avant l’expérience, et on s’attache à cet homme cherchant à retrouver sa peau caractérisant son humanité. Pourtant, et c’est là le tour de force opéré par Whale, plutôt que de la jouer sentimentale et romantique comme il l’a fait dans son adaptation de Mary Shelley, le cinéaste embrasse complètement la folie, contrairement au texte de H.G. Wells, et marque un changement de ton brutal quand Jack décide de conquérir le monde et de tuer sans aucun état d’âme. Cette radicalité, teintée d’un humour bien cynique, est très perturbante pour le spectateur se retrouvant comme trahi par celui qu’il suit depuis le début. À côté de cette prouesse narrative, la mise en scène n’est pas en reste. Si Whale ne dispose pas d’énormes décors comme dans ses autres films pour le studio, il jouit d’effets spéciaux très impressionnants, avec lesquels il s’amuse pour créer autant de comédie que d’effroi. Par ailleurs, il a grandement conscience de toutes les possibilités offertes d’un point de vue cinématographique avec un tel concept – filmer le vide revient à sous-tendre une présence et donc à créer de la tension – et il s’en donne donc à cœur joie pour régaler l’audience. À ce titre, le climax est magnifique et la conclusion perturbante, en rappelant que bien qu’on ne le voyait pas, il y avait derrière cette folie invisible un jeune homme passionné.

Ce mélange d’écriture originale et de technique innovante confèrent une modernité évidente à un film qui a apporté un vent de fraîcheur non négligeable à l’industrie à l’époque. S’il a été un succès en son temps par son aspect novateur, L’homme invisible demeure encore aujourd’hui un petit bijou de film d’horreur fantastique et l’un des plus beaux représentants de l’ère Universal Monsters. Si Whale a préféré jouer la carte de la radicalité, au risque de déranger voire perdre les spectateurs, il est intéressant de voir ce que cette histoire, riche en possibilités, peut donner en d’autres mains et à une époque où le cinéma d’horreur de grands studios ne serait pas forcément contre un nouveau vent de fraîcheur.
Frankenstein, réalisé par James Whale. Écrit par Garrett Fort et Francis Edward Faragoh. Avec Boris Karloff, Mae Clarke, Colin Clive… 1h10
Sorti le 17 mars 1932
La maison de la mort, réalisé par James Whale. Écrit par Benn W. Levy. Avec Boris Karloff, Gloria Stuart, Melvyn Douglas… 1h12
Sorti le 6 avril 1934
L’homme invisible, réalisé par James Whale. Écrit par Robert Cedric Sherriff. Avec Claude Rains, Gloria Stuart, William Harrigan… 1h10
Film de 1933, sorti le 29 août 2000 en DVD
[…] d’intégrer au film les véritables réactions des petits acteurs face à la diffusion du Frankenstein de […]