Nos années confinées furent l’occasion pour MK2 d’axer quelques partenariats avec les géants du streaming, et d’obtenir des créneaux de diffusions pour nombre de réalisateur·ices français·es cultes. Ont débarqué sur nos petites lucarnes, et dans les bénéfices de nos abonnements, Truffaut, Varda et consorts. Le patrimoine n’a jamais eu autant de portes d’entrée dans les salons, et se dote d’une nouvelle génération d’admirateur·ices. Le cinéma ne meurt jamais, surtout quand on en parle dans son entièreté et qu’on l’aide à voyager dans de nouvelles mémoires. Ouvrages, analyses, dossiers thématiques, les générations de passeur·ses affluent elles aussi pour ne pas les laisser dans le passé, offrir de nouveaux points de vue, et enrichir les débats autour de ces grand·es auteur·ices. Aujourd’hui, on se plonge dans l’univers de Jacques Demy, ses amours impossibles, ses comédies musicales colorées.
Lola (1961)
Chez Demy, on aime les petites villes, la vie tranquille qui suit son cours en tentant tant bien que mal de cacher ses drames. Nantes est sublimée, montrée sous son meilleur jour, à l’instar du Cherbourg qui anime les fantasmes des personnages, son port leur incitant des envies d’ailleurs. C’est là qu’est Lola (Anouk Aimée), celle qui fut abandonnée par son grand amour, qui danse, chante et entraîne les hommes dans un cabaret de nuit, attendant impatiemment celui lui ayant fait la promesse d’un retour une fois fortune faite. Elle déambule au bras de Frankie (Alan Scott), un marin qui sert de lien avec l’histoire de Cécile, une jeune nantaise qui vit ses premiers émois amoureux, aux allures de l’histoire de la danseuse, faisant effet d’un faux flash-back.

Lola nous conte l’histoire de retrouvailles, celle de la chanteuse avec Roland (Marc Michel), un ami d’enfance pour qui ressort une passion alors enfouie. Demy fait peser sur ces personnages brisés leur passé lourd de promesses et illusions gâchées, qui les empêche d’aimer à nouveau autant qu’il leur donne envie de plonger tête baissée vers le premier émoi. L’intrigue est courte, elle ne représente que l’évasion de quelques jours, où l’on s’imagine refaire le monde, redéfinir ses priorités. Mais les plans imaginaires sont toujours moins fort que les sentiments, et quand Lola se sent piégée par cet ami qui lui veut du bien mais dont elle ne veut rien, il est temps pour elle de s’enfuir, d’affirmer sa volonté et sa liberté, quel que soit le fantôme après lequel elle court.

Avec Lola, Jacques Demy nous offre un sentiment en demi-teinte. Il nous montre des personnages brisés, incapables d’abandonner leurs démons pour entamer un chemin de vie ensemble, et ce dès l’enfance où les désillusions s’amorcent. Pourtant, au-delà d’une fin heureuse pour l’un d’eux, il nous montre aussi que la manière d’expier ses peines est de quitter ses racines, de s’aventurer vers un inconnu dont l’avantage est de ne pas contenir cet amas de ressentis qui nous dispersent. Une libération qui ne sera pas sans la tristesse de la solitude mais bien salvatrice.
La baie des anges (1963)
La Baie Des Anges calque son prédécesseur, pour nous conter une nouvelle histoire d’amour impossible, où les besoins se heurtent à la raison. Pour cela, Jacques Demy met en parallèle deux addictions, entre la passion sentimentale inassouvie, et l’énorme dilemme du jeu. Jean (Claude Mann) qui, entraîné par son collègue dans cet enfer, rencontre Jackie (Jeanne Moreau), ce cerbère vicieux et mélancolique dont l’âme a été depuis bien longtemps emportée dans les tréfonds des casinos, des roulettes et de l’argent facile. Dans cette baie éternelle, seul aspect pur que l’on voit à l’écran, les tourmentes forment un ballet ne pouvant s’arrêter tant c’est dans sa continuité que les personnages se délectent d’un soupçon d’humanité. Il ne s’agit pas d’une addiction à l’argent, mais d’une addiction au frisson.

Une fois encore, surtout dans le cas de Jackie, des protagonistes brisés. Elle qui ne se procure des émotions qu’en s’efforçant de se créer ces instants de panique où, en un claquement de doigts, elle peut tout perdre. L’impossibilité de leur amour se situe dans leur volonté propre, Jean étant encore ingénu, persuadé qu’il peut sortir de ce cercle vicieux et aller parcourir la suite de son existence aux côtés de la belle. Jackie, quant à elle, a conscience que la page est tournée, que le salut n’est plus à l’ordre du jour, mais tout en refusant de pervertir plus avant le jeune homme par ses charmes ; elle sait que tant qu’il joue, il restera avec elle. Elle calme ainsi sa terreur de l’abandon, mais emprisonne son amant maudit, lui qui pense la guérir de son addiction maladive. On les voit courir après le moindre sou pour continuer leur jeu destructeur, profiter de leurs gains dans des suites somptueuses pour lesquelles ils n’ont en réalité que peu d’intérêt, l’appât des richesses n’étant qu’une manière pour eux d’acter qu’ils ont réussi « ce coup-ci » jusqu’au prochain. Dans un noir et blanc soigné, Demy joue de clinquant, ses cadres rendant les décors constamment idylliques là où ce sont les visages de ces personnages qui sont ternes, zombifiés par ce faux paradis où rien n’est réel.

Ambitions liées, destins qui n’auraient jamais du se croiser, l’âme salvatrice rencontre sa cousine destructrice et éclate le temps d’un instant bien trop court, où chacun doit se préserver et, pour ce, se séparer. Demy n’en oublie pas de nous faire comprendre que c’est aussi ça, la passion, ce simple moment qui ne pourrait arriver qu’une fois mais qui, quelle que soit sa dangerosité, sera plus important que tout ce qui peut constituer le vécu.
Lola, écrit et réalisé par Jacques Demy. Avec Anouk Aimée, Marc Michel, Alan Scott… 1h30
Sorti le 3 mars 1961
La baie des anges, écrit et réalisé par Jacques Demy. Avec Jeanne Moreau, Claude Mann, Paul Guers… 1h30
Sorti le 1 mars 1963