Une chambre en ville (1982)
Une chambre en ville reste dans l’esprit de Demy, qui a toujours l’envie de faire naître son poids. Il rencontre Christine Gouze-Rénal, qui accepte de produire le film. De Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, nous passons à Dominique Sanda (initialement pressentie par Demy, mais refusée par les producteurs d’antan) et Richard Berry. Dans sa volonté de renouer avec Les parapluies de Cherbourg et son parti pris intégralement chanté, il fait appel à des chanteur·ses professionnel·les et tou·tes les acteur·ices, hors seconds rôles, font le tournage intégralement en playback. Seules Danielle Darrieux et Fabienne Guyon, parmi le casting principal, prêtent leur voix au métrage.

1955, Nantes. Les grèves ouvrières embarquent la ville dans une certaine débauche, et quotidiennement, syndicalistes et forces de l’ordre s’affrontent dans des combats sanglants, où le danger rode. François (Berry), l’un de ses ouvriers, loue une chambre en centre-ville, et se prend les pressions de Mme Langlois (Darrieux), la propriétaire, qui n’apprécie guère de le voir se mêler aux frasques violentes qui animent le quartier. C’est pourtant dans les bras d’Édith (Sanda), la fille de cette dernière, que François trouve l’Amour, délaissant l’affection que lui porte Violette (Guyon), qui l’affectionne bien plus qu’il ne l’envisage. Dans cette ambiance mortifère se mêlent divers enjeux, les tribulations de François qui doit régler ses déboires tant sentimentaux qu’idéologiques, et celles d’Édith, qui doit reprendre la liberté que lui a dérobé Edmond (Michel Piccoli), son mari obsessionnel et jaloux qu’elle souhaite quitter depuis longtemps.

Moins tragique dans sa tonalité que Les parapluies de Cherbourg, Une chambre en ville ne le reste pas moins par ses événements. Le drame irrigue le métrage. Qu’il soit politique, social ou sentimental, il se ressent dans chaque mot, chaque événement, et la caméra, qui joue de sa distanciation avec les personnages, l’accentue dans les moments forts, s’approchant des visages pour dévoiler leurs aigreurs. Pour se détacher des chantonnements constants illustrant la vie quotidienne, et des partitions discrètes mêlées de moments plus puissants de Michel Legrand, Michel Colombier, dans son unique collaboration avec Demy, choisit des orchestrations plus soutenues, et des parties vocales qui sont toujours dans l’interprétation. Le choix de chanteur·ses professionnel·les pour doubler les comédien·nes jouit d’une certaine évidence, les lignes à claironner se voyant bien plus exigeantes. Ces mêmes orchestrations emportent, nous dévoilent la tragédie qui se mêle à un aspect boulevard dans les rares unités de lieu. Si d’une certaine manière, Une chambre ville n’a que peu de choses à raconter, se centrant sur des récits que l’on ne connaît que trop et n’ayant pour réelle originalité que son contexte historique, sa forme charme, représentant un nouvel aboutissement dont les déjà excellents prédécesseurs deviennent des esquisses.
Parking (1985)
Et puis, le couac. De celui qui a maintes fois démontré ses aises face au genre musical nous parvient Parking, et avec lui de nombreux questionnements. En quoi l’adaptation d’Oprhée aux Enfers, retranscrite cette fois dans un ancrage moderne, utilisant les variations du milieu des opéra-rocks chers aux années 80, et étant une source pouvant multiplier les idées brillantes, peut-elle être un ratage aussi complet ? Que l’on se rassure, outre le fait qu’il soit un très mauvais film, Parking est surtout un moment délicieux à savourer entre ami·es – pour la découverte, du moins – tant il procure une intense hilarité, qui ne démord pas devant les choix visuels proposés par Demy.

Jusque dans sa musique, qui par une nouvelle collaboration avec Michel Legrand aurait pu apaiser les rancœurs, Parking conjugue tous les éléments à sa portée pour s’enfoncer dans la médiocrité. Les morceaux chantés co-écrits par Demy sont d’un ridicule absolu, et ne parviennent pas à atteindre le centième du Starmania que les auteurs se complaisent à tenter d’aborder. Paroles absurdes, qui peinent à ne pas provoquer un rire oscillant entre la moquerie et la gêne, leur poids ne parvient à se supporter sur les épaules de ce pauvre Francis Huster – qui n’a jamais réellement brillé par ses interprétations –, qui pour sa part lutte à incarner cette relecture du héros grec, et n’est jamais aidé dans sa tâche. Pour le reste, on ne comprend que difficilement les choix de Jacques Demy. La dichotomie souhaitée avec le personnage d’Eurydice, ici jouée par la Japonaise Keïko Ito, pour évoquer le couple Lennon/Ono, ne fonctionne pas, et ne parvient qu’à atteindre le rang de clin d’œil forcé. Si l’on esquisse un sourire devant Jean Marais en Hadès, et une représentation des Enfers qui ferait hurler de rire les Cénobites, c’est plus par ton moqueur que par appréciation de retrouver celui qui s’est probablement retrouvé dans ce bourbier par amitié entretenue envers le Jacquot depuis Peau d’âne.

Qui plus est, le propos est assumé jusqu’au bout. Nous ne sommes jamais face à un Demy hésitant, qui balbutie dans un délire ne lui étant pas acquis, mais bien face à un auteur qui est force de proposition dans ce qu’il souhaite représenter. La cohérence de Parking est indéniable, y compris dans la médiocrité. Ainsi, il est difficile de reprocher l’entreprise à notre cher réalisateur, qui a voulu y exprimer l’intention du moment, aussi fallacieuse soit-elle. Il y a une sincérité qui se dégage, qui si elle n’est pas défendable, a le mérite d’offrir une œuvre singulière, qui ne se case pas dans le moule de nombre de nanards.
Trois places pour le 26 (1986)
Dernier tour de piste pour Jacques Demy, qui s’attèle à un projet autrement étrange, qui fait autant sens dans sa filmographie qu’il se mêle d’un certain mystère. Dans Trois places pour le 26, nous suivons Yves Montand, dans le rôle…d’Yves Montand. Le cadre est pourtant purement fictionnel, mais offre au comédien-chanteur un ego trip surdimensionné, quand le même Montand est de retour à Marseille pour y monter un spectacle ultime, des adieux à la scène teintés de théâtre et de music-hall, et dont le sujet est la vie…d’Yves Montand. L’occasion pour Demy de jouer sur les deux tableaux, renouer avec son cadre de comédie musicale mais la tourner aussi sur les planches, où la caméra se veut captatrice horizontale, moins audacieuse dans des espaces clos pour mieux nous subjuguer en extérieurs. Formellement, et dans ses – au final – rares passages musicaux, Demy se repousse, envahit l’espace, en témoigne la scène d’introduction, sur la devanture de la gare de Marseille, où les fameux escaliers donnant sur l’édifice deviennent le théâtre de joyeusetés visuelles. Une scène annonciatrice de bien des prouesses, qui tombe rapidement à plat, tant d’autres éléments viennent perturber le plaisir de visionnage, et tant dans sa manière de vouloir reproduire les éléments se ses précédents succès, Demy sombre dans une auto-parodie, rarement plaisante, souvent datée.

Cette même scène d’introduction laisse, autant qu’elle emporte, présager du pire : la première chanson, toujours signée Michel Legrand, est ignoble. À l’instar de Parking, le duo peine à s’insérer dans les années 80, le déluge d’arrangements kitsch inhérents à la décennie plombant le tout dans une lourdeur absolue, en plus de n’avoir aucune mélodie ou refrain remarqué. La conviction de Montand sauve les meubles, nous faisant penser qu’une fois les tympans épargnés, le film aura beaucoup à proposer. Les beaux espoirs sont souvent générés par notre naïveté à toute épreuve, et très vite, Trois places pour le 26 dévoile autant un mauvais film, sans entrain ni enjeux, qu’un manuel du “parfait parti Demy”, qui coche les cases de ce que l’on a déjà vu chez le cinéaste pour bien s’assurer qu’il est derrière l’objectif – jusqu’à, comme il offre au chanteur un auto-sujet, se référencer en incluant quelques lignes de chant venant des Parapluies de Cherbourg -. Lorsque nous rencontrons Roxane (Mathilda May), jeune chanteuse en quête de succès et potentielle fille illégitime d’Yves Montand, c’est le retour des robes colorées qui firent l’imaginaire des Demoiselles de Rochefort que nous chérissons tant. Cette histoire d’enfant conçue vingt ans plus tôt, et qui se laisse séduire par le vieux beau, rappelle que la thématique incestueuse de Peau d’âne était acceptable par le prisme du conte, mais ici devient bien dérangeante, surtout lorsqu’elle est traitée comme une banale information. “Quoi ? J’ai couché avec mon père ?” est clamé avec autant de vigueur que “Je crois que j’ai oublié une chemise chez le teinturier, j’irai demain”, n’incluant aucune gravité à un propos pourtant lourd de sens, notamment quand l’idylle, puisqu’il en faut bien une, s’affaire autour des retrouvailles entre Montand et Marie-Hélène (Françoise Fabian), la mère de Roxane. Dans cette romance qui nous rappelle Lola, la dramaturgie se veut inexistante, et les ressorts artificiels.

Trois places pour le 26 est-il témoin d’un signe de fatigue chez Jacques Demy ? Le métrage, dédié à Agnès Varda – la pauvre ! -, est surtout la preuve que n’ayant plus rien à dire, la tentative de ressusciter des thèmes déjà bien magnifiés n’est pas la solution. Manquant d’incarnation pour même susciter l’énervement sur la puanteur de son sujet, et sa romance mal ficelée qui ne ferait rêver personne quand bien même elle serait mieux contée, le film s’oublie, dans les tréfonds d’une carrière suffisamment passionnante pour que l’on n’ait pas à s’y attarder. La même année, Demy s’associe avec Paul Grimault pour La table tournante, dans lequel il filme quelques passages pour lier les séquences animées. Une expérience familiale sympathique, où les tous petits découvrent les travaux du réalisateur du Roi et l’oiseau, et qui a une place plus pertinente dans sa filmographie que dans celle de Demy.
Une chambre en ville, écrit et réalisé par Jacques Demy. Avec Dominique Sanda, Richard Berry, Danielle Darrieux… 1h32
Sorti le 27 octobre 1982
Parking, écrit et réalisé par Jacques Demy. Avec Francis Huster, Keiko Ito, Jean Marais… 1h35
Sorti le 29 mai 1985
Trois places pour le 26, écrit et réalisé par Jacques Demy. Avec Yves Montand, Mathilda May, Françoise Fabian… 1h53
Sorti le 23 novembre 1988