Sans qu’on ne l’aie vue venir, Ida Lupino a de fortes chances de devenir une figure régulière de nos envies d’écriture. Nous vous avions déjà parlé de Outrage qui avait eu droit à une très belle ressortie en salle en septembre 2020 et aujourd’hui est l’occasion parfaite pour continuer la découverte de sa filmographie avec Le voyage de la peur, considéré comme le premier film noir réalisé par une femme.
Deux amis, Roy et Gilbert, partent secrètement pour s’amuser avec des filles de joie au Mexique avant de se raviser et aller faire leur partie de pêche comme convenu auprès de leurs épouses. Ces deux bonhommes vont cependant commettre une erreur fatale pour la suite de leur voyage : prendre un autostoppeur. Peu enclin à parler, il lui suffit de brandir une arme vers eux pour faire basculer le film dans une toute autre dimension. Cet autostoppeur n’est autre qu’Emmett Myers, un dangereux criminel qui a l’habitude de tuer les personnes qui le prennent en stop. Coincés dans cette voiture avec une arme braquée sur eux, les deux comparses n’ont d’autre choix que d’emmener le criminel jusqu’au Mexique où il pourra s’enfuir.

Changement de registre pour la réalisatrice qui, jusque là, s’était adonnée à des thématiques plus féministes avec un regard toujours bienveillant et juste. Ici, point de femme puisque pendant une heure nous allons suivre les déboires de trois hommes. Ida Lupino teinte son récit d’un réalisme frappant dès les premières minutes à travers un carton où elle nous explique que son récit est tiré d’une histoire vraie et que ces protagonistes nous sont très familiers. Le cadre resserré laisse très peu de place à la respiration ou à la possibilité de s’échapper, Myers n’étant jamais bien loin dans la composition des plans. Mais là où la réalisatrice déploie tout son talent c’est dans la dissection acerbe des trois protagonistes mâles et de leurs failles qui nous sont dévoilées au fur et à mesure.
Dans un premier temps, on nous présente Myers comme un monstre. Un homme qui n’a pas hésité à assassiner de pauvres innocent·es et qui continue sa quête pour agrandir son tableau de chasse, se délectant du spectacle qui se déroule devant lui. À sa merci, Roy et Gilbert sont obligés de faire face à leurs démons et leurs mensonges, leur virilité en prend un coup lorsque Emmett se moque d’eux et de leur relation qui semble bien ambigüe. Leur destin semble scellé autant par cette arme qu’il pointe constamment vers eux que par la peur qui anime les deux amis. Pourtant, le film dévoile une autre facette. Celui qui apparaît comme la menace ultime laisse apparaître ses faiblesses, un œil aveugle et un bras handicapé qui nous laissent comprendre que sa force ne réside que dans son arme, ultime image de l’homme fort et viril. La désillusion est totale, Myers est aussi faible et démuni que ses deux otages.
Avec Le voyage de la peur, Ida Lupino fait une entrée remarquable dans le film noir, sachant utiliser les codes du genre pour proposer un film prenant et intelligent en plus d’avoir l’audace d’inverser les regards et de s’amuser à filmer la détresse de ces trois hommes.
Le voyage de la peur d’Ida Lupino. Avec Edmond O’Brien, Frank Lovejoy, William Talman… 1h11
Sortie le 16 octobre 1953
Disponible sur Ciné+