Au beau milieu d’une longue carrière d’acteur, John Carroll Lynch s’offre une petite escapade de réalisateur dans l’Ouest américain avec Lucky, digne représentant du cinéma indépendant qui regarde s’éteindre l’Ouest vieillissant en même temps que ses légendes. Dernier film de l’acteur Harry Dean Stanton – décédé six mois après sa sortie en salles – le long-métrage sonne comme un chant du cygne se refusant la longue agonie de l’apitoiement.
Lucky, ancien marine de la Seconde Guerre mondiale et vrai cow-boy de l’Ouest reculé, est au crépuscule de sa vie. De ses 90 ans, l’homme ne garde que des souvenirs et une routine qu’il observe machinalement, lorsqu’une chute le ramène à une triste réalité : la mort n’épargne pas les vieux cow-boys.

En choisissant d’ouvrir son film par la vision frontale du corps nonagénaire d’Harry Dean Stanton se triturant et remuant dans tous les sens, John Carroll Lynch marque instantanément l’état d’esprit du vieux briscard. Si nous ne pouvons ignorer son âge et la faiblesse qui en résulte, lui au contraire ne semble pas en être affecté ou conscient. Et pour cause, à 90 ans, Lucky ne s’est pas vu vieillir. Il peste sur un monde qui l’entoure et qu’il ne comprend plus, mais garde sa force de caractère et une image de lui vieille de quarante ans. Découvrant et s’étonnant à l’envie que des choses “existent maintenant”, le vieil homme n’en demeure pas moins ancré dans une communauté qui l’accepte et veille sur lui, elle aussi consciente de la suite logique de sa vie.
À l’occasion d’une banale chute causée par son âge, Lucky prend conscience de sa mortalité et fait entrer le film dans un long questionnement ponctué des différentes étapes du deuil. Inspiré par la vie et la personnalité de l’acteur, auquel il offre un dernier rôle touchant, John Carroll Lynch imagine son personnage comme un athéiste fervent pour qui toute spiritualité n’est que poudre aux yeux, maigre lot de consolation. Que reste-t-il à l’homme qui fait face à sa propre disparition sans espoir de salut ? De vieux souvenirs et la peur. Peur communicative pour son entourage qui, le côtoyant alors qu’il partage ses craintes, se retrouve lui aussi confronté à sa propre mortalité qu’il tente tant bien que mal d’oublier le plus longtemps possible. La joie d’un anniversaire d’enfant semble alors moins communicative lorsque rythme un temps qui dévore la vie.

Cette réflexion sur le temps qui passe, s’attarde et efface toute chose, John Carroll Lynch la porte également sur l’ensemble des protagonistes qu’il insère dans la routine de Lucky. Qu’il s’agisse d’un homme voyant sa fin se prolonger dans la vie de sa tortue – incarné par un David Lynch amusant dans un rôle empli d’une innocence attachante – ou dans un vieux couple trouvant leur rédemption dans leur complémentarité, tous cherchent dans ces bulles de bonheur un sentiment d’éternité. Une éternité que prolongent les souvenirs. Face à la solitude qu’entraînent le vieillissement du corps et une fin qu’on ne peut partager, les protagonistes choisissent de revivre les souvenirs d’un passé qui, s’il n’est pas toujours rose, a le mérite de les faire vivre à nouveau.
Profitant du physique anguleux de l’acteur et de son regard franc, le cinéaste dresse un personnage déterminé se perdant dans des cadres composés d’un Far-West où se côtoient vestiges du passé et semblant de modernité. Un mélange qui trace son parallèle entre Lucky et l’Ouest reculé qui disparaissent tout deux pour laisser place à un nouveau monde. Au détour d’images d’archives de Liberace, le vieil homme se questionne sur sa propre philosophie rétrograde, se demandant pourquoi l’homosexualité de l’artiste lui semblait si importante à l’époque. La marque du temps qui passe et qui efface les pensées rétrogrades, devenues absurdes aujourd’hui pour celui qui les partageait (bien que l’imbécilité semble plus difficile à éteindre que les légendes). Une vie chargée de regrets et de souvenirs, un chant de merle moqueur que le silence de la mort interrompt, tout ce qui compose la vie, rien de cela n’a de valeur pour Lucky. Dans ses longues déambulations que filme John Carroll Lynch, il y insère un parfum de nostalgie consciente de ses erreurs, mais amoureuse de son passé. John Wayne devient Juan Wayne, les hommes s’embrassent dans les cafés, et on ne fume plus dans les bars, et alors ? Lucky s’en fout. Il faut vivre et laisser mourir.

Touchant et sincère, Lucky est une ode mélancolique au temps qui passe et emporte avec lui le bon comme le mauvais. Renforcé par la prestation sans faille d’Harry Dean Stanton, le long-métrage prend la forme d’une balade revêche sur l’acceptation d’un destin commun et nous offre un sourire emplit de larme comme seule consolation. N’empruntant au beau que ce qu’il rend en honnêteté cruelle, le premier John Carroll Lynch est un beau testament pour Harry Dean Stanton et le Far-West de John Wayne.
Lucky, John Carroll Lynch. Écrit par Logan Sparks et Drago Sumonja, Avec Harry Dean Stanton, David Lynch, Ron Livingston… 1h 28
Sorti le 13 Décembre 2017.