Après une trilogie qui lui permet de poser les bases de son style, et d’expérimenter les techniques narratives qu’on retrouve par la suite, Dario Argento se relève de sa tentative comique Cinq Jours À Milan pour entrer dans le gros de sa carrière. Une période où s’enchaînent les moments de bravoure cinématographique, et où l’Italien utilise son imagination visuelle pour créer des œuvres singulières, toutes plus cultes les unes que les autres.
Les Frissons De L’angoisse (1975)
Pour son retour au Giallo, Dario Argento rétablit ses propres codes et cases à cocher pour mieux les détourner une fois son intrigue lancée. Un protagoniste venant de l’étranger, ici Marcus Daly, pianiste de jazz anglais, assiste au meurtre de Helga Ulmann, une voyante ayant prédit un assassinat quelques heures plus tôt qui s’avère être le sien. Intervenant avant l’arrivée de la police, il remarque qu’un tableau, dans une galerie intérieure de l’appartement où le meurtre s’est déroulé, a disparu. Pris en photo par Gianna, une journaliste, il se retrouve en tête des journaux comme témoin-clé, et est attaqué par le tueur à son tour. Malgré lui, et étant persuadé que ce tableau disparu, dont il se souvient de quelques détails, est l’élément phare de l’énigme, il se lance dans une enquête en compagnie de Gianna.

Au-delà des scènes de meurtres, où l’inventivité visuelle d’Argento n’a décidément aucune limite, le cinéaste calme énormément son rythme pour nous faire évoluer dans les mêmes doutes que Marcus. Lui qui enchaîne les mauvaises pistes, qui l’épuisent chaque fois qu’il doit faire marche arrière, trouve en Gianna une alliée forte, qui elle aussi exploite ses propres instincts pour dénouer le sac de nœuds. Ce qui peut alors apparaître comme un ventre mou devient nécessaire. Avec des protagonistes qui accumulent les cul-de-sac, il est logique que le temps nous paraisse ralenti. Pourtant, jamais un élément n’est en trop. Lent n’égale pas long, et la gestion de cette tension permet de créer un contre-pied lorsqu’il s’agit de faire exploser les scènes et de retrouver les trouvailles visuelles, garantes de la signature de l’auteur.
Le jeu d’intrigues distrait surtout par la brouille des pistes quant à l’identité du tueur. Au même titre que ces divers embranchements qui s’avèrent souvent vains dans le cheminement de Marcus, la caméra pointe divers coupables, accentue leur prétendue culpabilité, pour mieux nous duper. Les éléments permettant de dénouer la révélation sont habilement masqués, et jouissent d’un sens du détail exemplaire. Ce sont dans ces détails que se cache la clé, le spectateur devenant alors une part de l’intrigue avec laquelle on joue sans cesse. On est mené, encouragé à participer et régulièrement floué par un réalisateur qui sait comment nous manipuler, et qui le fait à merveille. On sent surtout une maîtrise totale de la part d’Argento, devenu un orfèvre dans l’art du thriller hors-normes. Avant d’être un Giallo par certaines prouesses de mise en scène, Les Frissons De L’Angoisse est un Thriller haletant, qui flirte aisément avec son aîné Hitchcock.

Dommage que le génie de la trame, jusqu’ici inégalé par son auteur, soit handicapé, comme toujours, par l’écriture paresseuse de ses personnages, et notamment, vous l’aurez compris, par celui de Gianna au sein du duo principal. Elle qui mène l’enquête, qui semble indépendante et affirmée, et le répète constamment comme tel à coups de « je n’ai pas besoin des hommes » réclame cependant, et souvent après des déclamations féministes, des coucheries avec Marcus, lui déclarant qu’elle ne se sentira pas femme tant qu’il ne la touche pas. Tristesse que de voir que l’un des premiers personnages féminins forts proposés par Argento est encore à mi-chemin un faire-valoir romantique, et pire, hurle son besoin de devenir une poupée sexuelle au profit du héros.
Suspiria (1977)
Quand arrive Suspiria et avec lui Jessica Harper pour le rôle de Suzy, première vraie héroïne d’Argento, on peine à y croire. Délocalisation pour l’étudiante américaine, qui vient en Europe débuter une école de danse, mais délocalisation aussi pour Argento, qui va baser son action à Fribourg, en Allemagne, sortant ainsi pour la première fois de sa chère Italie. Alors qu’elle arrive devant la fameuse école par une pluie battante, Suzy y rencontre Patricia, qui lui hurle de fuir loin et que le mal règne dans l’enceinte du bâtiment. Le lendemain, Suzy apprend que la même Patricia, ainsi qu’une autre étudiante, ont été assassinées dans d’étranges circonstances. S’en suit le début des cours de danse, mais aussi le théâtre d’étrangetés que notre héroïne constate rapidement, décidant de dévoiler le mystère envers ces forces qui gravitent autour d’elle…

Suspiria est le premier métrage de l’auteur à s’attaquer au genre fantastique. Librement inspiré du Suspiria De Profundis de Thomas de Quincey, il trouve en la sorcellerie une manière fantasmagorique de raconter son histoire, et de pouvoir pousser son intrigue encore plus loin dans les prouesses visuelles. L’alliance qu’il forme avec Daria Nicolodi – également passionnée par ces thématiques – lui apporte nombre d’informations ajoutant à la richesse de son traitement, et n’est sûrement pas anodine à l’écriture plus juste de ses personnages. L’école de danse sert de toile de fond pour développer ce rapport à la sorcellerie, et à enfermer des jeunes filles à la merci des futurs rites sacrificiels. Là où Luca Guadagnino, dans son remake assez désordonné, met l’accent sur la danse, jouant sur la désincarnation des corps comme élément de possession, Argento se moque du contexte pour nous plonger immédiatement dans son intrigue. Les meurtres et disparitions surviennent dès le premier acte pour donner raisons et éléments à Suzy qui avance vite dans son enquête, comme guidée par une force supérieure.
Ce qui marque avant tout, au-delà d’un dernier acte qui tente le tout pour le tout et enchaîne les tentatives à risques qui s’avèrent gagnantes, c’est la minutie de la mise en scène. Les Frissons de L’Angoisse avait fortement entamé ces aspects, mais ici le cadre est léché, travaillé plan par plan, pour que l’œil déambule dans cet enchevêtrement horrifique qui ne nous lâche plus. La bande originale, proposée par le groupe de rock progressif Goblin et par Dario Argento lui-même, joue de ses boucles et répétitions pour nous plonger peu à peu dans cette ambiance malsaine, vers ces instants marquants dont on sait qu’on ne sortira jamais indemne. Ce qui frappe avant tout, c’est la manière dont Dario Argento s’approprie ses décors. À l’image d’un fort d’obstacles, chaque pièce devient garante d’une nouvelle énigme, et une épreuve à part entière. La caméra se pose à l’orée de chacune d’elle, ne bouge pas et nous laisse observer ses cadres et épreuves, magnifiquement détaillés. On pense notamment à la salle des barbelés, une séquence insoutenable où tout se ressent, et où la manière de cadrer nous fait penser aux éléments qu’utilise Andreï Tarkovski pour son Stalker deux ans plus tard (ici aussi, probable coïncidence, l’univers des deux cinéastes étant fortement éloigné).

En choisissant de mettre en scène une école réservée à une élite féminine – même si l’on voit quelques danseurs hommes, en petit nombre –, Argento montre et dénonce le poids de la société sur les femmes, ce qui est assez inattendu. Elles qui doivent être parfaites, ne pas avoir le moindre pli de travers, le moindre kilo de trop pour représenter l’objet de désir, ne peuvent exister ailleurs que dans le carcan où on les enferme. On leur demande de danser, de représenter cette fantaisie souvent futile, mais en aucun cas on accepte leurs prises de position, leurs volontés d’émancipation ou, dans le cas de Suzy, la possibilité d’affirmer les méfaits pressentis. Suspiria est d’une force incroyable, tant par ses visuels, premier atout et intérêt d’Argento, que par ses thématiques de fond et sa réappropriation du mythe de la sorcière avec une idée bien personnelle.
Inferno (1980)
Devant un tel succès, assez inattendu par ailleurs, pourquoi ne pas continuer sur cette lancée ? Toujours dans l’adaptation de l’ensemble d’essais de Thomas de Quincey, Dario Argento décide de se lancer dans un triptyque, intitulée la Trilogie des Mères, prenant en compte les trois figures principales de l’œuvre du romancier britannique. L’action s’articule autour d’un livre, Les Trois Mères, que Rose Elliot, poétesse new-yorkaise, découvre lors de ses déambulations à travers une librairie locale. Il y est allusion d’un alchimiste, Varelli, qui aurait construit trois maisons pour les «Mères », figures démoniaques, aux trois coins du monde : Fribourg – l’école de danse de Suspiria –, Rome et New-York. Alors que nous avons assisté à la déchéance de Mater Suspiriorum dans le métrage précédent, place à une enquête, et surtout une nouvelle plongée dans l’étrange, autour de Mater Tenebrarum.

Inferno est à prendre comme une expérience à part entière. Son scénario totalement déconstruit sert, à l’instar de Suspiria, de prétexte à une envolée visuelle de tous les instants. Peu de repères dans les dialogues, rarement présents et qui ne servent qu’à répéter les éléments que l’on a déjà. On est donc lâché sans accroche dans un univers hostile, où le cadre regorge une fois encore d’inventivité totale, et où le spectacle est complet. L’idée est de jouer avec l’étrange, de nous faire constamment avancer dans des tableaux de plus en plus malsains. La photographie de Romano Albani s’approprie cet aspect expérimental, faisant dégorger de couleurs explosives chaque plan. Pour parfaire le travail déjà accompli avec Goblin, Argento va aussi fouiner dans le rock progressif, et va trouver en la personne de Keith Emerson un complice idéal pour apporter la touche supplémentaire à l’ambiance oppressante. Avec une bande originale s’approchant de ses travaux dans Tarkus (1971) ou Brain Salad Surgery (1973), le claviériste s’affranchit des rythmes concrets pour jouer sur les mesures anachroniques. Une cacophonie certaine qui, lorsque l’on connaît son travail, est totalement ordonnée bien qu’elle colle difficilement à l’ambiance – ironie quand on sait qu’Emerson est l’une des influences principales de Claudio Simonetti, à la tête de Goblin.
La plongée dans l’horreur est totale. Les enquêtes sont ponctuées de meurtres, toujours mis en scène de manière inventive. On retient notamment une scène de guillotine, où la tête de la pauvre victime ne part pas du premier coup, mais est tronçonnée par plusieurs descentes de l’arme en gros plan à l’écran, toujours accompagnées du goût de l’auteur pour le gore. Des passages difficiles à regarder par leur violence, mais qui sont esthétisés de manière à fasciner. C’est d’ailleurs le mot qui peut caractériser l’œuvre, la fascination. Le scénario des fois trop simple ne dérange pas tant l’écran nous happe, nous contraint à garder les paupières grandes ouvertes malgré le malsain de nombre de scènes.

Les sens sont ouverts, réceptifs, et Inferno se savoure. Peu importe ce que cela peut raconter, les grandes lignes suffisent, même si l’utilisation des symboles peut amener une envie d’analyse qui nécessite du temps et de l’attention redoublée, soit la meilleure façon de le savourer à chaque visionnage. Toujours ancré dans ses envies fantastiques, Argento s’envole avec ce second volet de la Trilogie des Mères.
Les Frissons De L’angoisse, avec Daria Nicolodi, David Hemmings, Gabriele Lavia… 2h07
Suspiria, avec Jessica Harper, Udo Kier, Stefania Casino…1h38
Inferno, avec Daria Nicolodi, Leigh McCloskey, Irene Miracle…1h47
Compléments de lecture : La chaîne Welcome To Prime Time Bitch a consacré un triptyque de vidéos sur la Trilogie des Mères. Étude de ces figures, et une analyse très documentée et très factuelle sur tout ce qui entoure les intentions autour des métrages et des anecdotes de tournage passionnantes. Cliquez ici pour Suspiria et ici pour Inferno.