C’est officiel : après avoir annoncé qu’il arrêtait le cinéma pour de nombreuses raisons, notamment la difficulté de financement de ses projets, David Cronenberg revient vers le grand écran. Crimes of the future s’apprête à être présenté à Cannes à l’heure où nous terminons la rédaction de cette rétrospective et, déjà, un prochain projet est en pourparlers. Il aurait été difficile d’imaginer nos horizons cinématographiques sans un tel cinéaste, dont l’influence a touché plusieurs générations de créateur·ices. Les plus connaisseur·ses, qui le suivent depuis longtemps, y retrouvent un cinéaste dérangé, aux volontés gores sans égales, qui aime à se concentrer sur la déconstruction des corps. Les autres, qui l’ont découvert plus récemment, ont vu des œuvres plus « académiques » – les guillemets semblent très importants –, présentant un nouvel aspect de la carrière du réalisateur sans en altérer la qualité. Beaucoup de métrages à aborder, se détachant tous par leur excentricité propre, pour tenter de comprendre un auteur bien particulier.
Stereo ; Crimes Of The Future (1969)
Généralement reconnus comme un diptyque, Stereo et Crimes Of The Future peuvent s’apparenter comme des œuvres proches de l’essai métaphorique, mais qui concentrent déjà nombre de tentatives visuelles de leur auteur. La caméra se balade dans un immense centre thérapeutique, quasiment vide de toute présence humaine, et nous est offerte une voix off relatant des événements passés qui nous permettent de nous situer dans l’action. On y parle d’expériences médicales ayant mal tourné, par le biais de volontaires s’essayant à des expériences sexuelles pour Stereo, ou d’autres conduites par un savant fou présentement disparu dans Crimes Of The Future. Les deux films jouent de ce statut d’observateur·ice, comme si les scientifiques elleux-mêmes nous tenaient un compte-rendu conférencier relatant leurs prises de notes et observations.

Stereo use de cette narration plate et informelle, la voix nous raconte tous les éléments montrés, et l’impression de se retrouver devant un documentaire animalier où l’humain n’a plus qu’un statut carnassier, qu’il s’agit d’observer, domine. Crimes Of The Future se profile, lui, comme une errance à la recherche de réponses : ce qu’il s’est passé, où sont les personnes impliquées dans le désastre ayant résulté des dites expériences, ce qui va arriver. Et ce sans que le film n’apporte de réel élément de réponse. La caméra déambule dans ces lieux vides, s’interroge.
Les deux sujets permettent à Cronenberg de fournir un glossaire visuel de ses obsessions, irriguant son cinéma. Le sexe et la science étant deux thématiques qu’il décline régulièrement, il est intéressant de le voir prendre autant de recul, par le biais de ses objectifs, avec son sujet, comme si nous regardions la préface de son œuvre, avant qu’il n’y plonge corps et âme. Un diptyque complexe à appréhender, qui peut intriguer autant que rebuter.

Frissons (1975)
Avec Frissons, plus question pour Cronenberg de proposer une œuvre abstraite. On y retrouve pourtant des thématiques abordées dans Crimes Of The Future. Le savant fou, cette fois-ci spécialisé dans les greffes, qui transforme ses patient·es en maniaques sexuel·les. Obsession de nombre de réalisateur·ices spécialisé·es dans le genre, le sexe devient un objet de fascination, un protagoniste à part entière, où le désir de l’action se mêle à sa répulsion. Le cheminement du film fait alors l’objet d’une narration qui s’approche de l’horreur classique. On suit un couple de protagonistes victime de la dite malédiction, qui fuit son propre sort ainsi que son entourage, désormais composé de prédateur·ices aux crocs acérés. Et ça fonctionne. On ressent une véritable tension, et si le film, hors de ses thèmes de fond très riches, ne sort jamais de sa construction simple, difficile d’en sortir indemne tant il marque au fer rouge, et laisse pantois quant à la suite de carrière du réalisateur.

Rage (1977)
Non, Rage n’est pas une adaptation du livre du même nom écrit par Stephen King, et sorti la même année. Une simple coïncidence de titre – déjà abordé par Elie ici –, bien que les deux auteurs peuvent se retrouver dans leurs thématiques, et collaborent quelques années plus tard avec Dead Zone. Ici, on peut considérer que l’on a affaire à un premier film somme, un aboutissement des précédents essais de Cronenberg. Un accident de moto qui tourne à la catastrophe lorsque Rose, qui doit être opérée d’urgence, est emmenée dans la clinique la plus proche, spécialisée dans la chirurgie esthétique. Établissement qui tente de nouvelles techniques de greffes de peau et qui plonge Rose dans un coma, dont elle se réveille changée. Un étrange orifice apparaît sous son aisselle, et à l’intérieur ce qui peut s’apparenter à un dard. Celui-ci lui permet de se nourrir de sang, alors qu’elle est désormais incapable d’ingurgiter de la nourriture solide, et contamine peu à peu les gens autour d’elle, créant une épidémie de « rage » dont l’ampleur n’épargne personne.

Une fois encore, Cronenberg dépeint son dégoût pour la chirurgie esthétique. Cette recherche de beauté absolue est pour lui le vecteur de tous les vices, qui se manifestent par une folie certaine : à vouloir être parfait·e, on en devient difforme. La folie de Rose est d’ailleurs inconsciente. Ses crises et ses contaminations ne se manifestent que lorsqu’elle a des crises de faim, et elle est persuadée d’être totalement saine, devenant alors une patiente zéro instable, qui dévaste tout sur son passage sans en avoir la moindre idée. Le sexe est évidemment un élément présent, puisque les premières crises où le dard fait son apparition sont pendant le coït. Une manière de jouer avec les codes décriant le sexe comme une coutume sale, ici propagateur de maladies mortelles.
Rage parvient par son imagerie unique à provoquer des frayeurs intenses. Tout en sortant des cadres intimistes de ses précédents efforts, David Cronenberg joue avec une tension constante, ces corps toujours de dos qui peuvent être eux aussi atteint par le Mal incurable. Le choix d’en faire des goules à la limite du zombie, avec des effets de lumières sortant de leur bouche lors des attaques, sert d’ailleurs d’inspiration à l’adaptation de L’invasion des profanateurs de sépultures (1978) de Philip Kaufman (que l’on vous conseille, au même titre que l’original de Don Siegel en 1956). Le choix de Marilyn Chambers, actrice pornographique qui sera prise faute de moyens, s’avère judicieux tant l’actrice est à l’aise avec son corps et amène cet aspect envoûté lors de ses scènes emprises de folie. Une œuvre qui va toujours crescendo pour le réalisateur, parvenant à creuser des idées similaires sans pousser vers la redite.

Stereo, écrit par David Cronenberg. Avec Ronald Mlodzik, Jack Messinger, Clara Meyer… 1h05
Film de 1969, sorti le 16 avril 2006 en DVD
Crimes of the future, écrit par David Cronenberg. Avec Ronald Mlodzik, Jack Messinger, Tania Zolty
Film de 1969
Frissons, écrit par David Cronenberg. Avec Barbara Steele, Paul Hampton, Joe Silver… 1h25
Film de 1975, sorti le 1er juin 2020 en SVOD
Rage, de David Cronenberg. Avec Marilyn Chambers, Joe Silver, Patricia Gage… 1h27
Sorti le 3 août 1977