Ayant constitué son univers graphique et ses thématiques obsessionnelles assez rapidement, David Cronenberg s’impose rapidement comme un cinéaste de genre très présent dans les consciences collectives. Shivers et Rabid, brouillons évidents de ce qui va suivre, lui forgent une identité précise, qui fascine les aficionados autant qu’elle rebute la morale commune. Clairement, le Canadien n’a pas l’intention de s’arrêter là, et entend bien décliner sa patte débordante sur des sujets plus dérangeants encore.
« Fast Company » (1979)
Avant de revenir à un film tout aussi personnel que ce qu’il a décliné jusque-là, Cronenberg accepte une commande, qui lui permet de décliner à l’écran une autre de ses passions : la course automobile. Si les moteurs suintants et leur pouvoir hypnotique reviennent des années plus tard dans Crash, nous sommes ici bien éloigné·es de ce qui fait le sel, tant visuel que thématique, des réalisations du Canadien. Fast company n’est pas que plat, il est dénué d’intérêt. Son scénario, montrant des coureurs de funny cars – un type de véhicule totalement modifié, pouvant pousser jusqu’à plus de 300 km/h, généralement pour de simples pointes en ligne droite – en proie à un responsable financier sans foi ni loi, ne présente aucun appât.

Il y a pourtant dans Fast company de quoi alimenter des débats brûlants, et de plus en plus présents dans la société. L’omniprésence de la direction capitaliste, qui décide jusqu’à la mort des concurrents tant que ça rapporte de l’oseille dans les caisses, le sentiment d’impuissance de ces cramé·es de la vie qui n’ont d’autre choix que de continuer à faire leur sport, aussi dangereux soit-il, car iels ne connaissent que cela, des choses sont à développer, le sont d’ailleurs pour la plupart, mais jamais de manière incarnée par Cronenberg. Ressemblant à un téléfilm passe-partout, Fast company ne parvient jamais à créer l’émoi, tant dans les tribulations de ses personnages, que dans les phases de courses, où la caméra, distante, ne génère aucun frisson. Le danger se voit lui aussi relayé au second plan, tant les explosions, les passages où les voitures s’embrasent dans un déluge enflammé sont filmé·es de loin, sans impression de mise en scène jouant avec la tension, ne nous faisant jamais ressentir la difficulté des situations. Aussi détaché que la caméra, le casting semble lui aussi absent, ne faisant que le minimum – John Saxon en tête, qui semble perdu dans une production loin de mettre en avant son talent.
Loin des productions intéressantes sur les dangers de la route et la solitude que ressentent celleux qui sont constamment en recherche du grand frisson – Point limite zéro (1971) et La course à la mort de l’an 2000 (1975) sont déjà passés par là –, la proposition de David Cronenberg fait pâle figure, dans ce qui aurait pu être une amorce de Jours de tonnerre, pour ne citer que lui. On retient surtout quelques relations envers les personnages, qui s’allient contre tout un système, mais la sobriété n’étant pas au rendez-vous, ces dernières sont avant tout montrées par des scènes de sexe intrusives, destinées avant tout à dénuder les actrices, pour des personnages semblant être des archétypes de la « groupie notoire », et qui sont développés bien tard face aux enjeux plus nobles qu’ils représentent. Si David Cronenberg ne cache pas son affection pour le film, il n’est pas étonnant de voir que ce dernier, malgré un rapport critique loin d’être mauvais, est rarement cité dans les analyses de ses travaux, et reste aujourd’hui difficile à se procurer. On remercie Shadowz d’avoir fait l’effort de l’ajouter à son catalogue quelques temps, mais on comprend parfaitement pourquoi il en est aujourd’hui retiré, et pourquoi peu se l’arrachent à la distribution.
Chromosome 3 (1979)
Sorti la même année, Chromosome 3 renoue immédiatement avec la continuité thématique, et horrifique, de Cronenberg. On se doute bien, surtout dans un cinéma aussi dérangeant, que l’ami David expie par sa caméra des traumas personnels. Tout cinéaste s’inspire au minimum de sa vision du monde, même dans les plus petits indices, et souvent de sa propre vie pour construire les traits de ses personnages. Pour Chromosome 3, le récit autobiographique est avoué, puisque Cronenberg s’inspire d’un divorce particulièrement difficile – et totalement improbable, avec une épouse embarquée dans une secte et le fait qu’il ait du kidnapper sa propre fille pour éviter qu’elle n’y soit également enrôlée –, et y intègre tout le sel de ses obsessions.

Nola Carveth (Samantha Eggar) est une patiente du Dr Hal Raglan (Oliver Reed), célèbre pour sa technique dite de la psychoplasmie, consistant, après des séances de psychothérapie « classiques » destinées à identifier les divers traumatismes, à les expier via des changements corporels. Technique dite moderne mais qui atteint ses limites lorsque Frank (Art Hindle), le mari de Nola avec lequel elle se dispute la garde de leur fille Candice (Cindy Hinds), mène son enquête pour tenter de discréditer les techniques du psychotérapeute dans le but de retrouver sa fille, qu’il retrouve régulièrement avec des blessures corporelles. Il y rencontre Jan Hartog (Robert A. Silverman), ancien patient désormais recouvert de lymphomes, qu’il s’est imputé via la psychoplasmie. Alors que Hal Raglan intensifie les séances avec sa patiente, d’étranges enfants nanesques attaquent des proches de la famille, d’abord la mère de Frank, Juliana (Nuala Fitzgerald) puis les personnes que ce dernier croise dans le cadre de son enquête.
Malgré un scénario très dense, Chromosome 3 parvient à ne jamais nous perdre. Tout ce qui intrigue prend sens à un moment donné du métrage, et les pistes ne sont jamais obscures. Il est d’ailleurs amusant de constater que pour l’un de ses films qui part le plus dans tous les sens, la narration est très terre-à-terre, et se pose sur les bases d’un thriller classique. Les passages où les « nains » attaquent sont empruntés au slasher, avec un étirement du suspense jouant avec les espaces. Les mystères entourant le système thérapeutique du Dr Raglan sont le cœur du film, et une nouvelle occasion pour Cronenberg de continuer à explorer les déformations des corps. Que ce soit les corps pustuleux, dotés d’excroissances qu’il se plaît à filmer en gros plan, le dégoût n’est jamais bien loin, mais la fascination domine.

Une œuvre à évidemment ne pas mettre entre toutes les mains, comme la filmographie de son auteur, mais qui continue à explorer le tabou, les obsessions, et la dénonciation des médecines alternatives qui peuvent, bien qu’intéressantes à développer, apporter des déviances si elles ne sont pas cadrées. En apportant un côté « sectaire » à l’institut tenu par le Dr Raglan, faisant directement écho à la secte ayant perverti son épouse, Cronenberg met en garde contre ces charlatans profitant des patients les plus faibles pour effectuer leurs expérimentations macabres. Chromosome 3 est évidemment une épreuve difficile à appréhender et à regarder, mais peut fasciner quiconque est friand de ce genre cinématographique, ou quiconque s’intéresse aux dérives scientifiques.
Scanners (1981)
Scanners prend une fois encore le contrepied des tons habituels de Cronenberg, s’incluant dans un polar d’espionnage, et un film d’action sur fond de traque à l’homme. Scandale industriel quand une entreprise se voit dépossédée d’une arme en développement, devenue bien trop puissante pour être sous son contrôle, et se retournant contre elle. L’arme en question n’est autre que la psyché humaine, de nouveaux produits d’expérimentations biologiques qui ont développé des capacités télékinétiques et décident de les utiliser pour eux-même, ne pas être un outil du système mais en prendre l’ascendant.

Le leader de cette dissidence est incarné par Michael Ironside, choix judicieux tant, en plus d’être un second couteau qui fait toujours plaisir à voir – les aficionados de Paul Verhoeven ne nous contrediront pas –, le comédien parvient à créer le malaise en deux temps trois grimaces. Cronenberg dose son métrage, le faisant alterner entre des scènes de poursuites haletantes, d’enquête, et des moments de terreur intense, juste ce qu’il faut pour distiller la dimension horrifique de son sujet, ici pour renforcer l’aspect d’anticipation du film. Si le réalisateur s’est toujours affirmé contre la chirurgie esthétique, contre les expérimentations médicales non contrôlées, il s’attaque ici à l’armée, à la recherche d’armes bactériologiques, et aux exhausteurs de capacités qui pourraient renforcer le mental de soldats calibrés pour détruire. Une œuvre sous couvert de paranoïa quant à des secrets d’état, une quête identitaire de tous bords quand celui chargé de mener l’enquête est également un de ces « scanners », forcément tenté de rejoindre la dissidence.

David Cronenberg nous parle de la complexité humaine, de celle qui pousse à se dépasser mais qui se demande à quel prix elle peut atteindre un nouveau stade de conscience. Plus éloigné des expérimentations sur la déformation des corps chères à son auteur, Scanners n’oublie pas de jouer avec le gore, notamment via des gonflement de visages suivi d’explosions qui ne lésinent pas sur le sens du détail. À l’instar de Chromosome 3, Scanners peut représenter une porte d’entrée pour se familiariser avec un auteur définitivement singulier.
Fast company, écrit par Nicholas Campbell, Phil Savath, Courtney Smith et David Cronenberg. Avec William Smith, Claudia Jennings, John Saxon… 1h31
Film de 1979
Chromosome 3, écrit par David Cronenberg. Avec Samantha Eggar, Oliver Reed, Art Hindle… 1h32
Sorti le 10 octobre 1979
Scanners, écrit par David Cronenberg. Avec Stephen Lack, Jennifer O’Neil, Michael Ironside… 1h37
Sorti le 8 avril 1981