Se passionner pour les médecines, les sciences, fait avancer à David Cronenberg des envies de parler de sujets comme les délires psychotiques, qu’ils soient sexuels (on verra rapidement qu’il entretient un rapport très étrange à Freud), ou simplement l’expression de névroses inassouvies. Avant de se “calmer” quant aux invectives visuelles, et ses déformations dominantes, il commence à s’intéresser à d’autres façon d’aborder la psychologie, de manière directe, ou par les voyages de l’esprit.
Faux Semblants (1988)
Figures régulièrement utilisées dans le cinéma d’horreur, les jumeaux ont toujours été un élément fascinant pour les cinéastes, ces dernier·es pouvant s’amuser à jouer sur les dualités mais surtout les similarités. Nous avons tou·tes frémi devant les jumelles de Shining (Stanley Kubrick, 1980), devant ces êtres similaires en tous points mais qui ne semble partager qu’une seule et même âme, ayant les mêmes aspirations et désirs. Lorsqu’il s’y intéresse, Cronenberg décide de les mettre au cœur de son récit, pour que nous soyons au milieu de leurs névroses et pensées. À ce titre, les jumeaux Mantle ont de quoi fasciner. Pour incarner à merveille les deux penchants d’une même pièce, le choix de Jeremy Irons n’aura jamais été aussi pertinent.

Il faut d’ailleurs saluer l’artifice technique pour que l’illusion concernant la présence à l’écran des deux frères soit toujours efficace. Souvent en face l’un de l’autre, dans des scènes où l’on distingue leurs deux visages, tout semble, et ce encore aujourd’hui, être le fruit de l’utilisation de deux comédiens. Pourtant, Jeremy Irons est bien seul interprète, et l’on ose à peine imaginer la difficulté de la partition lorsqu’il se donne lui-même la réplique. Deux rôles particulièrement denses, pour lequel l’acteur brille à chaque instant, nous confondant dans une déroute constante. C’est là le lot des personnages : les frères Mantle jouent de cette dualité, du fait qu’on les confonde pour mettre à bien des stratagèmes peu communs et, surtout, peu recommandables. Gynécologues dans une clinique spécialisée dans les problèmes de fertilité féminine, ils utilisent leur position pour séduire nombre de leurs patientes, Elliot laissant place à son frère Beverly, plus timide, lorsqu’il se lasse de ses amantes. Mais lorsque Claire Niveau (Geneviève Bujold), actrice de renom, se fait traiter à la clinique, les rôles éclatent : Beverly, amoureux de la belle, se découvre une addiction aux drogues médicinales dans laquelle la comédienne l’entraîne. L’équilibre entre les deux frères est mis à mal, d’autant que Claire découvre la supercherie, accentuant son emprise sur Beverly qui, pour se faire pardonner, est désormais prêt à tout.

Cronenberg s’intéresse au thème de l’addiction, sous diverses formes. Sa version la plus logique, celles aux drogues, mais surtout de la dépendance que les Mantle ont l’un envers l’autre. Le besoin qu’ils ressentent d’être constamment en symbiose est montré comme une addiction toxique, qui dicte leurs moindres états d’âme, notamment lorsque pour comprendre l’état physique diminué de son frère, Elliot envisage à son tour l’intoxication médicamenteuse. Cet équilibre finalement si fragile n’a de cesse de faire pencher d’un côté ou l’autre cette balance instable, qui ne parvient plus à retrouver sa zone miroir. Les frères passent leur temps à tenter de se retrouver, plonger à cœur perdu dans des névroses de plus en plus profondes. À ce titre, Cronenberg accentue son imagerie, notamment lors de rêves où les frères sont liés tels des siamois, des jumeaux maudits qu’il faut séparer à tout prix. Une séparation nécessaire car elle est vectrice de libération pour l’un, sous couvert d’abnégation pour l’autre, en passant par un acte malsain, qui marque les deux esprits qu’elle qu’en soit l’issue. Cette thématique des jumeaux peut être approchée de celle des amant·es maudit·es, lié·es volontairement ou contre leur libre arbitre, et dont les destins se doivent de suivre la même accentuation funeste. Une œuvre pessimiste, d’une poésie morbide notoire quand ce lien est renforcé par la force des sentiments, cet amour profond que se vouent les deux enchaîné·es, quelles que soient leurs différences.
Le Festin Nu (1991)
Puisque l’obsession pour la prise de stupéfiants et ses effets sur le subconscient est un sujet qui fascine Cronenberg, l’adaptation du Festin Nu, ce roman de William S. Burroughs que toute l’industrie s’arrache sans espoir d’en trouver l’angle idéal pour l’aborder, semble tout indiqué. Roman écrit sous une forte influence de psychotropes, Le Festin Nu contient autant d’élucubrations littéraires qu’une réflexion réelle sur l’existence, la paranoïa des êtres qui s’interrogent sur le sens de la vie. Modifications corporelles, insectes prenant le contrôle d’un étrange monde parallèle où les codes sont totalement différents, orgies sexuelles, le terreau est fertile pour rejoindre l’univers du cinéaste. De génie pur ayant réussi à créer un univers aussi distordu que complet, aux accusations de perversion complète à l’incompréhension totale, nombreux sont les phrasés dithyrambiques mais aussi les invectives à l’encontre de l’œuvre, qui garde une règle commune : que ce soit dans sa version écrite ou filmée, Le Festin Nu fascine.

Un mystère que l’on espère voir se clairsemer à mesure que William Lee (Peter Weller) se rapproche de la fameuse « Interzone », semblant responsable de son étrange mission, qui devrait détenir la clé de son égarement. Autant un recueil d’informations noyant leur sens dans leur profusion – et que plusieurs visionnages, mêmes assidus, ne permettent pas de décoder adroitement – qu’un amas d’absurdités à n’y rien comprendre, cette exposition confuse, durant laquelle on s’accroche en quête de lumières en se disant qu’il y aura bien un moment où la compréhension fera surface, nous met face à encore plus d’indécision. Ce personnage responsable (ou pas?) de la mort de sa conjointe s’évertue à se tirer de son propre bad trip, et nous entraîne avec lui à travers ses incompréhensions, où il faut se laisser porter, laisser tomber la cohérence pour comprendre la symétrie de sa quête sous drogues, répétant l’acte qu’il a commis en premier plan.
Encore faut-il accepter tout ce que le délire acidulé représente. Des centipèdes-machines à écrire, qui guident Bill dans son sentier d’embûches et jouissent dès qu’il tapote sur leur clavier, autant d’images qui ne font pas forcément bon ménage avec nos esprits si ces derniers n’y sont pas préparés. La confusion semée dans l’esprit de notre héros devient un miroir avec notre propre expérience de spectateur·ice. À une quête d’infiltration/séduction pourtant simple et évidente se mêlent des fantasmagories modernes, alliant autant les envies de repousser l’imagination visuelle dans certains retranchements voués à la censure que des peurs communes aux deux artistes. La prise de drogues de Bill, identique à celle de Burroughs, accentue ses frayeurs habituelles. Les complications de l’Interzone peuvent s’identifier comme une satire de l’administration bureaucratique, qui ne trouve sens que dans une totale absurdité. L’idée qu’un insecticide de nouvelle génération puisse être le propagateur d’hallucinations pouvant mener au meurtre rapproche ici aussi des inquiétudes de Cronenberg, voyant la technologie et le rapport aux découvertes scientifiques comment une avancée certes nécessaire mais vouée à la damnation de l’humanité.

Le Festin Nu fascine en cela qu’il est nourri d’autant de complexité que d’interprétations possibles, toutes plausibles. On imagine facilement celleux s’étant de longues années déchiré·es pour appréhender une compréhension optimale du bouquin reproduire l’exercice avec le métrage. Une œuvre unique, qui réserve bien des surprises aux courageux·ses qui osent s’y atteler à plusieurs reprises pour en déjouer tous les enjeux.
M. Butterfly (1993)
On l’a déterminé avec Faux Semblants, David Cronenberg a aussi une passion pour le sulfureux. La transition entre les deux décennies amorce un tournant vers le thriller érotique – on pense notamment à Body Double (Brian de Palma, 1984), à Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992) -, et lui donne l’occasion de s’intéresser à la passion dévorante montrée à l’écran. Avant de s’attaquer au controversé Crash, il prend pour idée d’adapter la pièce de David Henry Hwang, M. Butterfly – elle-même étant une représentation libre de Madame Butterfly, le célèbre opéra de Giacomo Puccini. Il retrouve pour l’occasion son complice Jeremy Irons, mettant le projet sous les meilleures lumières. Alléchant sur le papier, le film passe pourtant à côté de son sujet.

Nous sommes en 1964, lorsque René Gallimart (Irons) prend son poste de comptable pour l’ambassade française à Pékin. Alors à l’opéra pour une représentation de Madame Butterfly, il tombe sous le charme de Song Liling (John Lone), ignorant qu’à cette période, aucune femme ne peut fouler les planches des scènes chinoises, les personnages féminins étant interprétés par des hommes grimés. Engagé pour le gouvernement chinois pour enquêter sur ce dernier, une idylle naît entre les deux hommes, toujours sous le joug des non-dits et des faux-semblants.
Sur le papier, une belle promesse. Voir la passion sulfureuse entre ces deux hommes s’accentuer, le jeu de manipulations de la part de Song, se demander jusqu’à quand ce dernier pourra conserver la supercherie intacte. Voir la passion qui surpasse l’orientation sexuelle, les corps de ces deux comédiens investis qui s’entrechoquent et font vivre leurs désirs. Il n’y aura malheureusement rien de tout ça, tant Cronenberg ne sait pas comment se placer, comment raconter cette histoire. La passion est absente du métrage, ne se sent ni à la caméra ni dans les dialogues, qui tentent de toucher au sublime par leur langage soutenu, un aspect lyrique et très – trop – écrit. Le couple de comédiens, pourtant investis, est pris au piège par ces tirades interminables qui ne laissent jamais la place à l’organique. La passion verbale est devant nous, mais nous ne la ressentons pas.

Lorsque la deuxième partie se met en place, avec l’aspect judiciaire concernant l’espionnage effectué par Song, et les relations entre pays fortement ébranlées par la découverte, l’ennui domine, ne nous donnant plus la moindre envie de nous mêler aux festivités procédurières. À son tour, le procès ne parvient pas à être passionnant, et on sent que malgré l’amour que porte le réalisateur à la pièce, ce dernier peine à faire exister son récit. M. Butterfly semble vide, désincarné, un flot d’images peu signifiantes qui s’enchaînent. Un effort sur la photographie pourtant notable, et des scènes opératiques ou dans ces maisons traditionnelles chinoises qui nous donnent à rêver de voir cette même romance dirigée par Wong Kar-Wai.
Faux-semblants, écrit par Norman Snider et David Cronenberg. Avec Jeremy Irons, Geneviève Bujold, Barbara Gordon… 1h56
Sorti le 8 février 1989
Le festin nu, écrit par David Cronenberg. Avec Peter Weller, Judy Davis, Ian Holm… 1h55
Sorti le 11 mars 1992
M. Butterfly, écrit par David Henry Hwang. Avec Jeremy Irons, John Lone, Barbara Sukowa… 1h41
Sorti le 27 avril 1994