[CRITIQUE] Kokomo City : Je me fous bien des qu’en-dira-t-on, je suis caméléon

Shandon Floyd, A’nee Roberson, DéVonnie J’Rae Johnson, Chyna, Ahsid Hemingway-Powell… Ces noms ne représentent qu’une poignée des femmes noires et transgenres assassinées aux États-Unis ces dernières années. Dans un pays où se multiplient les lois restreignant les droits des femmes transgenres – interdiction des droits de transition pour les moins de 18 ans, des drag-shows en présence d’enfants, exclusions des personnes trans des compétitions sportives -, le problème est ancré, profond et difficile à appréhender. Systémique. Si être une personne trans est encore considérée comme une tare dans notre société, être de surcroît une femme, noire et travailleuse du sexe s’apparente presque à une condamnation à mort. Décidée à balayer du revers de la main les préjugés sur ces femmes, la réalisatrice D. Smith s’empare de sa caméra pour réaliser Kokomo City, ou le destin de quatre femmes qui sont tout sauf ordinaires.

La résilience comme combat

Un air de jazz feutré, un noir et blanc intense, le grain de la pellicule et un corps longiligne allongé sur un lit face à la caméra. Il est bien loin l’esprit témoignage le cul vissé sur une chaise vu et revu. D. Smith nous invite dans l’intimité de ces femmes, avec pour décor leur lieu de travail pour nous conter leur quotidien. Un quotidien loin d’être de tout repos : les anecdotes montrent que le danger rode à tout moment et qu’à défaut d’être constamment agressées, ces femmes vivent la peur au centre, celle d’une violence banalisée. Dans les portraits qu’elles font de leurs clients, un pattern revient : ces profils qui, découvrant leur identité trans, peuvent faire ressortir leur transphobie notoire malgré leur volonté de coucher avec ces femmes qui les attirent.

Cependant, D. Smith se refuse au misérabilisme, à l’appui d’un seul point de vue, et si elle conserve une volonté de défendre ses sujets propose un miroir plus qu’intéressant. Plutôt que s’en tenir au discours des concernées et de leur quotidien de travailleuses du sexe, elle choisit de s’entretenir avec une poignée d’hommes attirés par ces femmes trans. Certains se posent des questions quant à ce que pourrait représenter une première fois avec cette « condition » et s’y refusent – par rejet ou par une pudeur attachante -, d’autres ne se posent pas la question et affirment leur attirance. Le segment le plus parlant est celui où D. Smith met à l’écran ce couple qui a réussi à outrepasser les préjugés pour s’aimer au grand jour. La tendresse qui en transparaît est comme une caresse qui nous rassure en nous affirmant que la tolérance est possible. La caméra – dont le grain offre une image chatoyante – ose filmer les corps, de près, dans leurs détails et sans fioritures pour une expérience totale et immersive. Un ressenti qui se prolonge dans un montage qui alterne astucieusement témoignages et reconstitutions pour nous plonger dans leur monde, jongler des rires aux larmes en passant par la peur qui plane perpétuellement. Ce dispositif offre un vrai dynamisme au documentaire accompagné de sa bande-son électrique, nous plongeant ainsi dans une forme de fascination face à l’image dont on ne peut détourner le regard.

Kokomo City
© DEAN MEDIAS

Geste esthétique et politique

Un documentaire sur les femmes noires transgenres et travailleuses du sexe ne peut être qu’un geste éminemment politique. D. Smith ne tente cependant pas d’en faire un pamphlet qui viendrait apitoyer le/la spectateur·ice sur leur sort ou une sorte de frise chronophage sur les droits de ces femmes. Elle préfère mettre en exergue des combats et un quotidien.

Si la solidarité est omniprésente dans la communauté noire face à un système raciste, on comprend que des tensions existent au sein même de cette communauté qui a encore du mal à accepter d’autres différences. L’une des femmes présentées, Daniella, fait part de son récit et des difficultés rencontrées pour trouver du soutien auprès des sien·nes. Kokomo City puise sa force dans sa façon d’aborder plusieurs aspects de cette vie sans jamais se censurer. Les quatre témoignages co-existent, se répondent et se complètent pour offrir un spectre assez large. Le documentaire choisit de ne pas creuser au-delà des paroles, d’offrir à ses sujets le choix dans leurs témoignages, offrant un aspect familier et comme mentionné plus haut, intime. Il donne des pistes de réflexions et d’approfondissement qu’une heure trente ne pourraient combler sans devenir évasive. Tous ces plans en contre-plongée à la manière d’une discussion que deux adolescentes pourraient avoir lors d’une soirée entre filles créent ce cocon, et une connexion entre le/la spectateur·ice et ces femmes. Le plan final, qui montre ce corps – celui de Dominique en l’occurrence – qu’elles décrivent avec fierté, sort de toute provocation visuelle et nous apparaît aussi naturel que le moment de confession que nous avons passé auprès de ces profils mis à nu.

Kokomo City
© DEAN MEDIAS

Documentaire sur les femmes transgenres réalisé par une femme transgenre – qui a d’ailleurs connu des déboires similaires lorsque l’industrie musicale lui a tourné le dos lors de sa transition -, Kokomo City est avant tout un film destination de celleux qui aimeraient mieux appréhender et comprendre ce milieu. D. Smith offre un exercice de style séduisant qui même s’il se contente d’un format simple est une magnifique lettre d’amour à ces femmes. Les récits de violence qui y sont cités trouvent une saveur plus amère lorsque nous apprenons que Koko Ka Doll, l’une des femmes présentées dans le film, a été assassinée après la première du film à Sundance. Si elle devient un symbole politique malgré elle, elle est surtout la preuve que le discours déployé dans le film doit atteindre la portée nécessaire pour toucher le plus de consciences.

Kokomo City de D. Smith. 1h16
Sortie le 6 décembre 2023

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