Le cinéma thaïlandais se porte bien, très bien même. Alors que la dernière édition du Festival de Cannes couronnait Apichatpong Weerasethakul du prix du jury pour Memoria – une odyssée sensorielle unique en son genre -, les salles obscures vont pouvoir accueillir dès ce 4 mai Anatomy of time de Jakrawal Nilthamrong qui, à 45 ans, réalise son second long-métrage et nous offre une patte artistique unique.
Anatomy of time dépeint la vie mouvementée de Maem. Dans les années 60, alors que le nord de la Thaïlande est tiraillé entre la dictature militaire et les rebelles communistes, Maem est quant à elle tiraillée entre deux hommes. L’un est un simple conducteur de pousse-pousse éperdument amoureux, l’autre est un chef d’armée ambitieux et impitoyable. Ce dernier n’hésite pas à engager deux personnes pour grièvement blesser l’autre courtisan. Maintenant que la voie est libre, Maem plonge dans ses bras – presque par dépit – sans savoir ce qui l’attend par la suite. Soixante ans plus tard, elle est toujours à ses côtés sauf qu’il est désormais alité et en fin de vie. Tous les jours, Maem continue de prendre soin de lui tout en se remémorant ses années passées à ses côtés entre petits bonheurs quotidiens et violence dans un pays qui n’a jamais cessé de se transformer.

Le film est assez déroutant aux premiers abords de par ses allers et venues entre passé et présent. Pourtant, le cinéma de Jakrawal Nilthamrong réussit à nous emporter loin, très loin avec sa façon de rendre chacun de ses plans et ses segments poétiques. Nous voilà à errer dans une horlogerie tenue par le père de Maem qui prend à coeur de lui inculquer sa passion tout en implantant dès les premières secondes ce qui sera le fil rouge du récit : le temps qui passe. Retour au présent où la violence du passé a laissé des marques sur le corps du général et des marques sur le corps de Maem. Les ruptures de ton sont régulières – parfois déstabilisantes -, passant de la jeunesse fougueuse en pleine révolution aux premiers émois avant de se reclure dans quelque chose de beaucoup plus intimiste et mélancolique. Alors que Maem a dédié toute sa vie à un mari violent, que lui reste-t-il à part les couches pleines d’excréments qu’elle doit nettoyer quotidiennement ?
Le réalisateur dépeint le temps qui passe tantôt beau, tantôt triste et parfois même teinté d’espoir dans un pays qui a été bouleversé plus d’une fois, politiquement ou économiquement. Même s’il ancre son récit dans la réalité, il ne fait aucun lien avec des personnages ayant pu exister, préférant laisser le propos politique en second plan afin de donner un contexte sans noyer le/la spectateur·ice dans quelque chose qui finirait par être indigeste entre vie du pays et vie personnelle. Un film d’autant plus intéressant que la Thaïlande reste un pays encore peu représenté au cinéma. L’occasion de se plonger dans une culture encore méconnue, faite de subtilités qu’on ne saurait saisir mais qui restent passionnantes à observer.

Monté tel un puzzle que l’on doit résoudre pour saisir toute l’ampleur du film, Anatomy of time est, avant d’être un drame, une magnifique errance à travers le pays. La nature est d’ailleurs le personnage principal du film tant elle prend de la place dans tous les plans avec sa verdure imposante, ses rivières, son ciel bleu, ses longs silences reposants et quasiment hypnotiques. Le travail de Phuttiphong Aroonpheng à la photographie rend justice à la nature foisonnante du pays, offrant au long-métrage un écrin de verdure divin et fascinant.
Même si Sorabodee Changsiri et Wanlop Rungkumjad impressionnent de par leur charisme dans la peau de l’officier tantôt vieux puis tantôt jeune, ce sont bien Thaveeratana Leelanuja et Prapamonton Eiamchan qui endossent le rôle de Maem à ces deux périodes de sa vie qui nous submergent de par leur jeu subtil et le raffinement avec lequel elles jouent constamment et notamment Thaveeratana Leelanuja (Maem âgée) dans une scène finale à double lecture totalement bouleversante où la mort n’est peut-être finalement qu’un recommencement, une libération où tout est de nouveau possible.
Bouleversant en plus d’être formellement irréprochable, Anatomy of time signe un début de carrière prometteur pour Jakrawal Nilthamrong qui conjugue fantômes du passé, amour et mort tout en s’imprégnant de l’essence même de son pays pour nous offrir un résultat des plus élégants.
Anatomy of time de Jakrawal Nilthamrong. Avec Thaveeratana Leelanuja, Prapamonton Eiamchan, Sorabodee Changsiri… 1h58
Sortie le 4 mai 2022