Le cinéma a été marqué en 2019 par Les Misérables de Ladj Ly. Cumulant les entrées, les prestigieuses récompenses jusqu’à représenter la France aux Oscars, ce film social fût un coup de poing. Une facette plus sombre de notre société où l’incompréhension est totale entre les gens de banlieue et les forces de l’ordre. Le film social dénonçant les inégalités est chose commune au cinéma, que ce soit chez nous, en Angleterre ou encore aux États-Unis. Mais s’il y a bien un endroit où on en entend peu parler, dans les médias ou ailleurs, c’est le Canada. Voilà chose désormais faite avec Antigone qui, comme son nom l’indique, est une adaptation de la tragédie grecque.
Antigone est une jeune fille bien sous tous rapports. Excellente élève avec un parcours sans accroc, elle vit désormais avec ses frères et sa sœur ainsi que sa grand-mère qui est désormais leur tutrice depuis la mort de leurs parents en Algérie. Désormais réfugiés au Canada, la famille doit faire face à la mort du frère aîné tué par la police. Présent sur les lieux, l’autre frère, Polynice, se rue sur les policiers suite à leur bavure ce qui lui vaut d’être arrêté et condamné à être expulsé en Algérie. Une condamnation impensable pour Antigone qui monte un plan pour faire évader son frère. Jugée coupable par les autorités, Antigone risque la prison mais qu’à cela ne tienne, elle se tient debout pour défendre ses convictions face à des forces plus grandes qu’elle. Mais elle n’est pas seule et devient l’héroïne d’une génération et, surtout, un ennemi de premier rang pour les autorités.
Parti pris sacrément culotté que celui de nommer ses personnages d’après la pièce. Antigone, Ménécée, Ismène, Polynice, Etéocle et Hémon : vouloir donner ces prénoms c’est aussi faire peser une responsabilité sur le film, celle d’une tragédie grecque qu’on ne présente plus et qui a une résonance très forte tant par son personnage Antigone que par sa morale. Pourtant le film a les épaules assez solides pour proposer une relecture qui s’ancre dans la société moderne, pour pointer du doigt les failles d’un gouvernement ne traitant pas ses migrants avec le respect qui se doit. Des migrants obligés de s’abaisser pour toucher ne serait-ce qu’un semblant de liberté et de bonheur, de remercier sans cesse leur pays d’accueil, pays d’accueil qui n’hésite pas à les remettre dehors s’ils deviennent trop gênant. Fait aussi troublant que choquant, expulser se dit déporter en québécois. Un comparatif saisissant qui en dit long sur la façon de traiter ces gens.

Mais la figure saisissante de ce film c’est bien Antigone. De son visage juvénile aux yeux bleus perçants, cette jeune femme devient le portrait de ceux qui restent silencieux mais aussi celui d’une jeune femme aux convictions ancrées en elle. La société est régie par deux genres de règles : la loi des hommes et la loi du cœur. Dans le film, la loi des hommes veut condamner cette famille dont les frères trempent dans des affaires plus que louches. Chez Antigone c’est la loi du cœur qui prime. Celle qui la pousse à braver tous les interdits et insuffle à la jeunesse qui l’entoure ce besoin de mettre en avant l’homme plutôt que la loi, les faibles plutôt que les hautes autorités drapées sous leurs tenues noires et aux visages toujours impassibles. Antigone c’est aussi une figure féminine. Des figures féminines, même. Celle de cette jeune femme mais aussi cette grand-mère qui a surmonté le deuil de son enfant pour protéger ses petits-enfants et essayer de leur donner une vie stable. Ce visage tiraillé par la fatigue et la peur est saisissant. C’est toute une histoire des migrants et une vie de sacrifices que l’on peut lire. Des sacrifices au nom de quoi ? Une pseudo-liberté et un bonheur inaccessible ?

La réalisatrice Sophie Deraspe réussit habilement à mélanger théâtralité et film moderne en y insufflant des éléments qui font désormais partie de notre société via le prisme de la jeunesse et des réseaux sociaux. Véritable tribunal où chacun peut dire ce qu’il veut, défendre ce qu’il veut et publier ce qu’il veut, cet outil peut aussi bien agir en faveur ou en défaveur de la cause qu’il présente. À travers cette réflexion, elle pose de véritables questions sur la légitimité de ces institutions, de leur regard mais aussi des lois érigées qui ne prennent pas compte des humains et des relations qui les lient les uns aux autres.
Adolescente frêle qui n’avait pas forcément l’étoffe de devenir un esprit rebelle, Antigone est une figure. Féminine, de rébellion et de liberté absolument saisissante d’humanité, de colère et d’amour qui touche son point d’orgue dans une scène finale où se mêlent promesse et révolution (presque) silencieuse.
Antigone de Sophie Deraspe. Avec Nahéma Ricci, Hakim Brahimi, Antoine Desrochers… 1h49
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