Dans les récurrences thématiques horrifiques, le film de “body snatchers” se voit souvent représenté. Reconnu par tou·tes dans des incarnations cultes (The thing), son appellation remonte à 1956, quand Don Siegel réalise Invasion of the body snatchers (renommé en France L’invasion des profanateurs de sépultures, un titre aussi à l’ouest qu’il n’a aucun rapport avec le sujet), œuvre elle aussi culte, qui sera souvent déclinée, tant par la sur-appropriation de ses codes que par des remakes et réadaptations directes. On pense évidemment à l’itération réalisée par Philip Kaufman en 1978, dont la relecture moderne propose l’une des meilleures propositions fantastiques qui soit, mais aussi à un remake plus bâtard, Invasion (2007), où Oliver Hirshbiegel et James McTeigue, malgré des intentions honorables, peinent à recréer l’effroi. Perdue au milieu, une adaptation de 1993, proposée par Abel Ferrara, et sobrement intitulée Body Snatchers. Un film quelque peu oublié, qui pourtant propose une vision bien singulière du mythe, non sans défauts mais qui présente un intérêt certain.
Se rendant à Fort Daly pour l’été afin que le paternel puisse effectuer une action scientifique (assainir les ressources naturelles de la base militaire), la famille de Marti est notre premier point d’accroche. Cercle déconstruit, où le divorce a déjà fait ses effets, et où la jeune adolescente a du mal à retrouver ses repères, surtout quand on la traîne aux quatre coins de l’Amérique sans lui demander son avis. Elle qui est en besoin d’émancipation, de vivre ses émois adolescents, doit conjuguer ses envies de vie sociale avec l’aspect monocorde et identique du corps militaire. C’est d’ailleurs la première chose qu’elle remarque, cette uniformité, et cette sensation de similitude de caractères dont font témoin la quasi-intégralité des bidasses qu’elle croise. Si, en réalité, nous sommes dans une temporalité où l’invasion extraterrestre a déjà eu lieu, et où les hôtes sont possédés par cette forme de vie ne s’exprimant que par le sentiment d’unité, Ferrara dresse par ce choix une première critique de l’impérialisme militaire américain. L’ablation de la liberté de penser et d’agir par cette race envahissante n’a que peu de différence avec la condition disciplinaire de l’oncle Sam, qui annihile l’individualité par sa fausse rigueur. En commençant par une base militaire, les “profanateurs” peuvent rapidement effectuer leur expansion, les âmes de leurs premiers hôtes étant déjà assimilées à la notion de servitude. Ainsi, si le fonctionnement de l’épidémie se démontre par sa progression au sein de la famille, le monde extérieur, à quelques exceptions près, est acquis à cette cause, et il ne s’agit plus de comprendre qui est de son côté, mais bien de fuir.

C’est dans ce choix de ne pas montrer une invasion progressive, cette dernière étant déjà établie lorsque la famille pénètre dans la base, mais aussi dans ses partis pris visuels que cette itération des Body Snatchers se distingue. Là où les propositions de Siegel et Kaufman se veulent discrètes sur les transformations corporelles, tout en parvenant à maintenir un sentiment d’angoisse, Ferrara se veut plus frontal, n’hésitant pas à ancrer son body horror dans le cadre, et d’apporter le dégoût à son/sa spectateur·ice par le soin qu’il y apporte. La création des cosses sur les corps endormis, faisant penser à l’apparition de sangsues, ajoute au crade ambiant, et rappelle la jonction d’une horreur plus visqueuse, que l’on dénote dans de nombreuses œuvres déclinées dans les années 90. Nul doute que le The Faculty de Robert Rodriguez est venu puiser par ici. Plus horrifique, plus violent aussi, Body snatchers utilise son lieu pour militariser nos héro·ïnes. Au-delà de la fuite, il propose des affrontements, les ennemi·es n’étant pas à l’épreuve des balles, ajoutant un arc à la fuite habituelle.

S’il est le plus agressif et apeurant des films déclinant le roman de Jack Finney, Body snatchers n’en est pas son incarnation la plus fataliste. Le récit ne laissant aucune issue à ses protagonistes se voit ici affublé d’une conclusion, qui ne résout pas le problème global mais ne laisse pas le public sur la même note amère que les deux propositions précédentes, malgré une certaine ironie. En condamnant son héroïne à vivre seule dans un monde qui n’a plus rien de semblable avec elle, son existence propre, Ferrara annonce que dans un monde qui s’uniformise, vouloir s’émanciper est la voie des parias, qui jamais ne trouveront leur place dans une politique destinée à les rejeter. Jouer avec l’adolescence de Marti, ses conflits familiaux, peut se voir comme une volonté de défier le passage à l’âge adulte, ce moment où grandir signifie pour beaucoup calmer ses ardeurs, renoncer à ses passions “infantiles”, et se conformer au monde du travail, des responsabilités. Ferrara a toujours fait le choix d’œuvres politiques, aux messages forts et provocants, et il ne serait pas étonnant que cette théorie, quelque peu élaborée et ajoutée au ressenti d’une séance, ne soit pas éloignée des intentions premières de l’auteur.
Malgré les qualités indéniables et les analyses passionnantes qui résultent de son visionnage, il semble évident que Body snatchers est un film malade. Sa courte durée expédie son récit, notamment lors du dénouement qui survient sans prévenir, et surprend lorsque certains arcs restent sans conclusion. Il n’en reste pas moins une proposition fascinante, qui vaut autant le détour que les deux précédentes, et qui offre une nouvelle vision, efficace dans son horreur, du mythe des possessions et remplacements.
Body snatchers, d’Abel Ferrara. Écrit par Stuart Gordon, Dennis Paoli, Nicholas St John. Avec Gabrielle Anwar, Terry Kinney, Meg Tilly… 1h27
Sorti le 9 juin 1993