À travers une succession de plans fixes en des endroits vidés de toute présence humaine (une salle d’archives, une bibliothèque, une vieille demeure) qui marque les derniers instants du film, ce sont non seulement les longues heures de recherches et de documentation menées par la réalisatrice Sofia Bohdanowicz et par son personnage d’Audrey Bennac qui resurgissent mais également la permanence avec laquelle l’âme de Kathleen Parlow, l’objet de leur enquête, habite encore ces lieux. Encouragée par ses liens familiaux avec la violoniste canadienne (son grand-père fut son élève), la réalisatrice conduit le personnage déjà interprété par Deragh Campbell dans d’autres de ses œuvres (Veslemoy’s song, MS Slavic 7, A woman escapes) à explorer le passé de la soliste alors que se tourne une page dans sa propre vie.
Measures for a funeral est traversé par les fantômes. D’une part, celui de Parlow contant les rencontres marquantes de son parcours en voix-off et à qui la chanteuse Mary Margaret O’Hara prête son timbre feutré. D’autre part, celui de la mère d’Audrey, elle-même violoniste inaccomplie, dont la dernière volonté, brûler avec elle le violon paternel sur lequel elle n’a jamais pu s’épanouir, amène la jeune femme à confronter désir de résurrection et devoir d’enfouissement. La réalisatrice convoque ces spectres par la voix, par le rêve (en interludes songées pour Audrey) et par une construction narrative qui laisse le temps s’étirer (la caméra suivant les longues déambulations de la jeune femme) afin de laisser pleinement infuser la signifiance de ces apparitions.

Greenground Productions/Maison du Bonheur Films
Étudiante absorbée par une thèse ayant pour base la redécouverte, en 2016, à la Faculté de Musique de Toronto, d’une partition d’un concerto pour violon (l’Opus 28) écrit en l’honneur de Kathleen Parlow par le compositeur norvégien Johan Halverson et considéré comme perdu depuis plus d’un siècle, le personnage d’Audrey est construit comme une enquêtrice en constant déséquilibre. Par son visage qui rappelle Tilda Swinton ou Samantha Morton, Deragh Campbell porte en elle un étrange mélange de persuasion (faire revivre l’œuvre de Halverson) et de doute (comme illustré dans une scène où Audrey ne peut se résoudre à détruire le violon, poids la tirant vers le passé, contre les colonnes d’une église). En suivant son propre chemin, en hésitant à révéler ses inquiétudes à ses proches, en se livrant à l’impulsivité (petit ami quitté brutalement, visite guidée dans le village anglais où vécut Parlow dont elle s’échappe), l’attitude d’Audrey déconcerte. La diction mécanique et le manque d’assurance que cherche à transmettre l’actrice participent à ne jamais totalement mettre à l’aise le spectateur face au personnage. En réside une impression de rythme inadéquatement mené dans la direction d’acteur, sentiment renforcé dans les diverses rencontres ponctuant la quête de l’étudiante.
Sa protagoniste visitant les lieux marquants du parcours de Kathleen Parlow (les salles d’archives de Toronto, sa maison de Meldreth en Angleterre, le théâtre national d’Oslo), Bohadanowicz opte pour une démarche quasi-documentaire. Une proposition qui s’avère à la fois motivante sur le plan éducatif (la description de l’inestimable valeur du violon d’Audrey par le professeur Mischa (Maxim Gaudette) ; la révélation par la guide anglaise (Eileen Davies) de l’origine étymologique de “living room” qui replace Audrey dans son espace interstitiel entre vivants et morts) et riche sur le plan émotionnel (entendre la musique de Parlow jouée sur un véritable phonographe à cylindre d’Edison – Parlow fut la première femme à voir sa musique enregistrée sur l’instrument – est fascinant) mais parfois frustrant tant il est perceptible que ces segments sont illustrés par des non-professionnels (l’archiviste de la British Library) tranchant considérablement avec le jeu plus affuté de comédiens tels que Gaudette ou Eve Duranceau (Ines, la directrice de thèse d’Audrey). Dans ces étapes fictionnelles qui traduisent l’impatience du personnage principal à en savoir davantage sur la violoniste (recherches effrénées des traces du violon originel de Kathleen dans sa demeure britannique, obsession à rapidement trouver qui pourra réinterpréter le concerto), les dialogues, pesamment écrits, trop didactiques (notamment la discussion entre Audrey et son aime résidant en Angleterre à la suite de la visite de la maison de la musicienne), résonnent avec une certaine dissonance.

L’histoire de Kathleen Parlow et la route conduisant à la résurrection du concerto de Halverson restent toutefois subjuguantes. Dans son odyssée qui lui fait parcourir trois pays (le Canada, l’Angleterre et la Norvège), Audrey porte en tout temps avec elle le violon de sa mère. Dernière attache physique à la disparue, arme portée comme l’épée d’une samouraï lui permettant de résister aux débordements de l’émotion, fardeau pesant sur sa propre individualité, l’ardeur de la tâche d’Audrey reflète l’ardeur du parcours de Parlow. Femme du début du XXe siècle qui s’est construite dans un univers musical dominé par les hommes, coincée entre les figures imposantes de Leopold Auer et Einar Bjornson, sa carrière prometteuse ponctuée de nombreuses performances internationalement acclamées s’est vue coupée dans son élan par la Première Guerre, la menant à vivre durement des faibles profits de l’enseignement de la musique jusqu’à sa mort en 1963. En quelques plans sur les façades du théâtre d’Oslo, Sofia Bohdanowicz rappelle que les statues ornant l’édifice honorent Bjornson et ses pairs mais ont, comme les monuments de son pays natal, oublié la figure de Parlow.
La réalisatrice accompagne ainsi non seulement le retour à la vie d’une œuvre mais la célébration de la vie d’une pionnière (Parlow fut la première femme admise comme étudiante internationale au conservatoire de Saint Pétersbourg) quelque peu tombée dans l’oubli pour le grand public. Si Audrey lutte pour préserver le souvenir de la violoniste et du concerto qui lui fut dédié (la caméra la suit épiant et s’infiltrant dans la demeure d’une candidate ayant le potentiel de rejouer la partition et, parallèlement, de réincarner Parlow), Bohdanowicz s’efforce de redonner à la composition de Halverson toute la puissance qu’elle mérite. En cela, la captation de la performance de l’Orchestre Métropolitain, l’an dernier, à la Maison Symphonique de Montréal, est le véritable clou émotionnel du film.

Centré sur le visage d’Audrey, l’objectif de la réalisatrice en capte tous les sursauts affectifs. L’aboutissement du parcours du personnage est palpable et le parallèle avec les images de crémation du cercueil de sa mère est déchirant. Resserré sur le profil de la violoniste Maria Dueňas durant sa performance, au plus près du frottement de l’archet et de l’intensité du langage corporel de la musicienne puis replaçant le spectateur au centre du parterre de la Maison Symphonique où la cohésion des instrumentistes et la direction du chef d’orchestre montréalais Yannick Nézet-Séguin est la plus appréciable, la vingtaine de minutes de cette apothéose musicale est d’une beauté saisissante. Elle regroupe l’âpreté des apprentissages d’un concerto présenté comme riche et complexe, la difficulté pour les femmes de l’époque de Parlow à pérenniser leur talent (c’est aussi malgré ses rencontres instructives, un parcours solitaire que la réalisatrice trace pour Audrey) et l’exultation d’un accomplissement transperçant les voiles du temps (resurgissement en 2023 d’une œuvre du début du XXe siècle), de l’espace (sauts narratifs entre trois pays) et de l’individu (l’héritage familial d’Audrey face à l’héritage de la musique de Kathleen). Tandis que le violon familial est consumé, comme le souhaitait la mère d’Audrey, par les flammes, le crépitement de l’instrument se joint aux envolées poignantes du concerto, guidant le souvenir de deux destins vers l’éternité.
Measures for a funeral de Sofia Bohdanowicz. Écrit par Deragh Campbell et Sofia Bohdanowicz. Avec Deragh Campbell, Mélanie Scheiner, María Dueñas… 2h22.
Présenté en compétition nationale au Festival du Nouveau Cinéma.
Sortie prévue au Québec en 2025. Date de sortie France indéterminée.