Dans la religion musulmane et plus précisément la médecine islamique, la roqya consiste en une récitation de versets du Coran dans le but de faire fuir les mauvais esprits. Pratique controversée pour de nombreuses dérives issues de courants extrémistes, elle s’apparente, si on devait la comparer à un autre rite religieux, à un exorcisme. Dans ce film du même nom, nous assistons à l’une de ces séances dans un centre spécialisé où le jeune Amine (Amine Zariouhi) est considéré comme impur par ses affiliations avec le commerce de sa mère Nour (Golshifteh Farahani). Saïd Belktabia sait où placer sa caméra : nous découvrons la roqya par les sens de l’enfant qui reçoit des onctions de liquide brûlant lui déchirant les tympans et par les cris qu’il pousse pendant que Nour le cherche dans les couloirs de l’immeuble. Peu importent les convictions des deux hommes qui lui assènent ces “soins” particuliers : nous assistons à un acte de maltraitance. Mais n’allons pas croire que Roqya est à charge contre la religion musulmane. Lorsque Nour retrouve son enfant, tellement agitée par la colère qu’elle en devient animale, elle arrache l’œil de l’un des deux faux érudits avec un ponctionneur à moelle. Qu’elle soit animée par des convictions mystiques qui dépassent ses penseur·ses ou par un besoin de survie, la violence est omniprésente dans le décor mis en scène. Sans tomber dans l’écueil d’un effet catalogue, le cinéaste en ébauche plusieurs représentations.
Dans le portrait qui nous est fait de Nour, l’instinct de survie est une notion qui intervient d’entrée de jeu. Puisqu’elle vit dans une cité où de nombreuses cultures sont présentes et avec elles les croyances associées, autant user de ces mysticismes pour trouver sa place et en tirer profit. Les animaux exotiques qu’elle ramène illégalement de ses voyages nourrissent des imaginaires communs et les âmes pieuses se l’arrachent, donnant tant à Nour un statut de guérisseuse que de médiatrice au sein du microcosme. “Il ne faut pas croire à ces conneries”, répète-t-elle à Amine. Le jeune homme comprend le business de sa mère, il en pourvoit même certains paramètres lorsqu’il l’aide à trouver le logo et le modèle économique d’une application mobile permettant à chacun d’entrer en contact avec son shaman. Mais sa jeunesse et son innocence le rattrapent : comme pour excuser auprès de Dieu les affronts de Nour, il crée des gri-gris, autre symbole important pour les divers·es patient·es, qu’il distribue. L’absence du père, interprété par un Jérémy Ferrari tout en violence, ramène les questionnements musulmans au centre de ses préoccupations quand c’est le seul sujet que les deux entretiennent. L’accusation de sorcellerie dont Nour fait l’objet n’aide pas son esprit à s’apaiser : la scission entre fils et mère se dessine, lui qui perd sa figure de confiance, elle son dernier soutien.
Dans cette ambiance où l’oppression va crescendo, le/la spectateur·ice a un temps d’avance sur le duo. Là où Nour voit Jules, père en détresse face à la situation d’un fils qu’il considère comme possédé, nous voyons Denis Lavant qui en fait des caisses, ce qui n’est jamais bon signe. Manipulé de toutes parts par ses voisin·es de palier qui interprètent tou·tes différemment l’état de l’adolescent – on le voit passer de l’exorcisme catholique à l’acceptation d’un des gri-gris d’Amine –, c’est lorsque ce dernier se défenestre que Jules hurle à la sorcellerie et déchaîne une foule en colère sur celle qui, malgré ses avertissements et sa tentative d’appeler les pompiers, n’a pas su l’aider et mettre les limites à temps. Il ne l’aurait jamais écouté, n’ayant pas les moyens de mettre son fils en institut et devant se rapprocher des espoirs farfelus qu’on lui propose. En un simple contrechamp opposant la parole rationnelle de Golshifteh Farahani et le regard illuminé de Denis Lavant, Saïd Belktabia évoque la détresse des abandonné·es de l’État, pour qui l’accès aux soins semble un El Dorado inaccessible. L’heure n’est cependant pas à une forme de misérabilisme social ou à une tentative d’explications avec le père du défunt : Nour est désormais une paria. Sorcière pour les uns, incarnations du Sheitan pour les autres, elle n’a d’autre choix que de fuir.
Roqya joue son rythme sur deux traques bien distinctes. Dans sa première moitié, Nour doit se débrouiller pour obtenir des fonds rapidement. Un contrôle aéroportuaire l’a dépossédée des animaux qu’elle comptait revendre et les deux grenouilles venimeuses qu’elle conserve, si elle peut les marchander à prix d’or, ne suffisent pas à subvenir à ses besoins et ceux d’Amine. C’est par ce besoin d’urgence que son attention se délite : elle qui parvient à conserver une certaine bienveillance malgré son charlatanisme cède à quelques sirènes pour obtenir quelques billets verts…la machine est en route. Par de longs plans accompagnant Nour dans les couloirs de la Cité, Belktabia nous dépeint un microcosme où tout est accessible. Les appartements semblent tous mitoyens, tout le monde se connaît. Chaque coin de mur donne lieu à des rencontres mais aussi à des retrouvailles malencontreuses quand chacun sait comment se mouvoir dans ce décor. Sans que nous ne nous en soyons aperçu·es, toute cette partie était la construction visuelle d’une prison devenue coupe-gorge dès lors que l’accident sonne le début de la chasse à la sorcière. Il n’y a plus qu’à resserrer le cadre et le tout devient naturellement étouffant. Cette prison prend une nouvelle échelle, celle d’une ville, celle d’un pays. Il n’y a plus aucun endroit où fuir lorsque les réseaux sociaux s’emparent des fatwas et que des individu·es non concernés, voire non informé·es, décident de passer à tabac celle dont ils ont juste vu la photo sur Tik Tok. L’application, dont la représentation à l’écran par un montage alterné montre toutes ces personnes contraintes de donner leur avis sur le sujet sous peine de ne pas y exister, fait elle-aussi figure d’endoctrinement. Dans ce couloir de gare où Nour vient de se faire tabasser, et son gosse des bras retirés, les gens passent leur chemin, ignorent le corps meurtri et prostré pendant que la caméra fond au noir. Nour rejoint le camp des solitaires, laissé·es-pour-compte dont la société ne veut pas. Saïd Belktabia regarde définitivement son époque.
Si Roqya n’est pas à charge contre un rite en particulier, c’est parce qu’il l’est surtout envers les Hommes avec un grand H. Presque une adaptation de Mangez-le si vous voulez de Jean Teulé, le film se fait témoin de la folie collective. Peu importe leurs croyances, les sujets mis en scène ont trouvé un idéal commun, celui de la détestation et du besoin d’éliminer une femme. Certains disent que ça aide la récolte prochaine. D’autres que ça évite la troisième guerre mondiale. Pour Nour, qui après son geste vengeur et le sauvetage in extremis de son fils nouvellement exorcisé se sauve dans un ferry, c’est l’ailleurs qui représente son salut. Elle aura tout le temps dans son nouvel Eden de retirer les conneries de la tête d’Amine et de se construire un nouveau cocon. Mais qu’elle ne soit pas dupe : dans cet horizon qu’elle admire, il y aura aussi des Hommes. Partout, la terre est brûlée.
Roqya, de Saïd Belktabia. Écrit par Louis Pénicaut et Saïd Belktabia. Avec Golshifteh Farahani, Jérémy Ferrari, Denis Lavant…1h37
Sorti le 15 mai 2024

