Un fantôme peut constituer tant de choses, surtout dans les mains d’esprits créatifs cherchant à mieux sonder les doutes que l’on porte tou·te·s dans notre cœur et notre esprit. Cela peut être une personne vivante, une personne morte, un souvenir, un sourire, un baiser ou encore des larmes. Invoquer un fantôme, c’est invoquer une part de nous-mêmes. En ce sens, plusieurs réalisateurs ont su aborder cette figure en 2019, par une valse de liens si proches, si loin et si personnels.
Les créations ont ce pouvoir fou que personne d’autre ne sait accomplir : ramener les morts de l’au-delà. C’est ce que Quentin Tarantino a voulu faire dans son Once Upon a Time in Hollywood par le biais de Sharon Tate. Lui qui avait déjà réécrit l’histoire pour permettre à Adolf Hitler de connaître un sort digne de série B dans son Inglorious Basterds, réinvoque l’histoire pour permettre de donner un gain de vie à la fameuse actrice, assassinée par la bande de Charles Manson alors qu’elle est encore enceinte. Son traitement à priori banal permet de la ramener d’une certaine façon à la vie, notamment en se permettant de la suivre un peu plus dans son quotidien là où les deux autres héros du métrage subissent un passage fatal des années sans être réellement célébrés. Si Rick Dalton et Cliff Booth sont des incarnations ringardes de virilité, de machisme d’antan, c’est Sharon Tate qui se voit la plus mise en avant d’un point de vue émotionnel, tout en s’interrogeant sur le fil de ce qui est l’évocation et un simple jeu de recréation vide. Ce partage se ressent dans la mise en scène de Tarantino, qui tente d’être au plus proche tout en permettant d’invoquer l’esprit de l’actrice et son pouvoir d’existence. C’est l’image donnée qui compte, ce qui a sans doute pu impacter la vision apportée par exemple de Bruce Lee, sans doute imaginée par un mâle blanc viriliste ne cherchant qu’à affirmer sa puissance. On peut même constater facilement ce sentiment de revanche rageur d’un Tarantino dans son accès final, cherchant à venger l’ignominie du meurtre de Tate en le détournant avec l’espoir d’un autre monde où elle peut vivre une existence normale.
Cette idée d’univers différent se retrouve également dans le Yesterday de Danny Boyle, où un fan des Beatles découvre que ces derniers n’ont jamais existé. Dans un film s’inscrivant beaucoup dans les codes du genre invoqué (la comédie se basant sur une perturbation du quotidien), il y a un moment qui cherche à ranimer les morts à la façon de Tarantino. Ici, pas de revanche violente, juste la douceur d’une vie tranquille et longue à laquelle fait face notre héros. En ranimant John Lennon dans ce qui est sans doute la meilleure séquence du film, Danny Boyle et Richard Curtis tentent d’évoquer une autre injustice de mort d’artiste venue trop tôt. L’opposition se fait totale, que ce soit dans le ton ou ce qui est évoqué derrière. La survie de Sharon Tate dans Once Upon a time in Hollywood s’inscrit plus dans l’optique d’un conte inachevé, une possibilité mise à mal par la clôture même du métrage éveillant ainsi une forme d’amertume qui nous envahit après le visionnage. Le traitement de John Lennon se fait ici lors d’une simple séquence pré-climax, une constatation qui amène plus un sentiment de satisfaction. Oui, John Lennon a pu vivre dans ce monde, une vie simple mais heureuse. Et si le cœur se déchire, c’est par les possibilités que ces fantômes puissent hanter les films à défaut de le faire avec les vivants.
On se trouve ici face à deux regards de fans, des admirateurs qui tentent par la fiction de réparer les injustices de la réalité. Si l’on ne peut dire au revoir aux gens que l’on admire dans la vraie vie, peut-être peut-on le faire par le biais des histoires et imaginer que dans ces univers alternatifs, Sharon Tate danse encore et John Lennon dessine en admirant sa plage. D’instants fugaces de films, Quentin Tarantino et Danny Boyle cherchent à brouiller les repères entre ce qui relève du vivant et du mort, là où nous-mêmes sommes emportés dans les ténèbres de la salle obscure de ce qui relève de la fiction et de la réalité, sans que notre conscience soit sûre de l’état dans lequel nous sommes.
À sa façon, Mike Flanagan fait de même dans son Docteur Sleep. L’annonce même du projet se faisait par la hantise de deux entités hors du commun : une morte, Stanley Kubrick, et l’autre vivante, Stephen King. L’ironie de la dispute entre ces deux créateurs de génie : leur première conversation théorise elle-même sur la nature du fantôme, le premier parlant du soulagement d’une vie après la mort, là où le second y voit une forme de damnation. Le poids de ces deux artistes, opposés jusqu’à leur situation ne peut qu’accoucher sur une œuvre peuplée d’esprits et de souvenirs fantomatiques. Le traitement de ces derniers trouve alors une inventivité par le choix du réalisateur de recréer certains instants cultes par le biais d’un décalage, tels des moments vus autrement, par une autre vie. La technique divise tout en permettant autant à Flanagan d’affirmer son identité par rapport aux deux êtres qui écrasent le projet depuis son début, comme Danny face à ceux qui lui imposent cette existence de vivant parmi les morts. Par son traumatisme et son pouvoir, il ne peut être réellement vivant et tout ce qu’il touche est suivi de près par la mort. Rien ne peut l’en dissocier et sa fuite perpétuelle ne fera que le ramener sur ce qui fut son début mais sera également sa fin. Le héros même n’est qu’un fantôme en devenir, grandissant sous l’influence d’autres morts en se dirigeant vers une fin qui se clôture dans l’acceptation de devenir lui-même ce qu’il redoute tout en prenant une meilleure direction. Les fantômes de l’Overlook brûlent avec celui-ci, tels les traumas tandis que Danny peut aider quelqu’un à faire face à ses propres démons.

Dans The Irishman, ceux qui habitent Frank Sheeran sont plus durs, évoqués d’une façon plus terre à terre. Dans le milieu où il évolue, tout le monde est prêt à mourir plus vite que la moyenne. Le film de Martin Scorsese ne cache jamais le statut de cadavres en devenir de ses protagonistes, notamment en les introduisant avec la mention de leur mort, inéluctable. La preuve de cette mortalité se retrouve dans l’usage d’un rajeunissement numérique, cherchant au mieux à rallumer les lumières d’un autre âge tout en lui faisant déjà porter cette lourdeur d’une vieillesse tardive, ce poids des morts qui va s’abattre sur chacun. Comme pour Docteur Sleep, la technique suscite des controverses, exactement pour l’opposé de ce qui est invoqué dans les retours sur le film de Flanagan. Martin Scorsese ne semble pas vouloir s’embarrasser d’acteurs jeunes mais de rappeler ses amis pour ce qui sera peut-être leur dernier périple et apporter dans leur interprétation ce sentiment prématuré pour la fin de toute existence. Frank Sheeran n’est pas un fantôme décédé, il est pire : c’est un fantôme qui attend la mort. Il sait qu’elle va venir, que son tour est proche mais sa survie en fait un survivant triste. Le retournement se fait opposé : les vivants deviennent des fantômes du poids de leur passé là où les morts peuvent connaître un repos, sans que sa nature ne soit possible à deviner, mais avec le soulagement de ne plus porter cette chape de plomb au quotidien, ce sentiment qui anime au final Danny dans sa conclusion.
À la façon d’une opposition complémentaire entre les visions de Quentin Tarantino et Danny Boyle, celles de Mike Flanagan et Martin Scorsese font preuve d’un état d’esprit marqué par des expériences différentes mais trouvant une même issue. L’un s’inscrit dans la jeunesse d’un cinéma de genre qu’il revigore à sa manière, l’autre ausculte la mortalité de l’être avec un ton mortifère presque pince-sans-rire. Par leur choix de technique (maquillage physique contre maquillage numérique), on sent une optique différente qui corrobore finalement ce même sentiment d’amertume de la mort. Bien que Danny Torrance soit le seul fantôme à ne pas avoir existé dans notre réalité, il reste un enfant du réel, celui d’un conflit artistique entre deux personnalités légendaires et qui trouve par une troisième personne une tournure pouvant enfin se détacher de cet héritage pesant, trouver la vie dans la mort en aidant une autre personne. Dans cet ailleurs que représente l’écran, grand ou petit, Sharon Tate et John Lennon vivent, Danny Torrance trouve la paix et Frank Sheeran patiente pour rejoindre la liste de ces esprits tourmentés du septième art, les uns trouvant la vie, d’autres la mort, dans une même valse de pantins si proches et si loin.
On aurait pu parler d’autres formes de fantômes en 2019, tisser d’autres rapports avec des titres plus ou moins appréciés du grand public. Mais en tentant au mieux de faire les liens ici entre ces quatre films tout à fait opposés que sont Once Upon a Time in Hollywood, Yesterday, Docteur Sleep et The Irishman, nous avons essayé de rappeler que le fantôme se perpétue, transpire des écrans et ne fait que subsister par la fiction, tels ces souvenirs permettant aux morts de vivre plus longtemps dans nos têtes.