Attention, cet article a été rédigé par trois de nos auteurs. Les crédits sont en fin de texte.
Toujours dans la provocation, et fort du succès de Scarface, Brian De Palma retourne vers le thriller sulfureux avec Body Double. L’occasion pour lui de faire revivre de manière exacerbée son obsession du voyeurisme. La tentative de buddy movie qui suit, avec Mafia Salad, se révèle, elle, bien ratée. Retour au film de gangsters, cette fois-ci du côté de la justice, avec Les Incorruptibles. Du sensuel, du gag lourdaud, et de la fusillade, de quoi nous régaler… ou presque.
Body Double (1984)
Avec Jake Scully (Craig Wasson), De Palma réintroduit sa figure du voyeur, lui donnant une place plus importante encore, se démarquant drastiquement d’un Tony Montana acteur de ses moindres choix. Jake, acteur de série Z sans le sou et victime de claustrophobie intense (très pratique quand il joue un vampire devant s’enfermer régulièrement dans son cercueil), se retrouve à la rue après avoir découvert l’adultère de sa petite amie. Aux abois, il se laisse aborder par Sam Bouchard (Gregg Henry), total inconnu qui lui propose un hébergement temporaire. Immense loft sur pilotis en hauteur de colline surplombant la ville, Jake n’aurait pu espérer mieux, surtout quand Sam lui dévoile une autre particularité du lieu, qui flatte les perversions de notre héros : une longue vue, destinée à épier une voisine en contrebas qui tous les soirs effectue une danse plus que sensuelle. Derrière le jeu de voyeurisme se cache une machination dont Jake est la première victime…
Comme on a pu le constater avec Pulsions, De Palma se joue de la censure et de ses limites en érotisant constamment son récit. Bien avant que Paul Verhoeven ne s’amuse à parfaire l’exercice avec son Basic Instinct (1992), accentuant alors la mode des « thrillers érotiques», l’ami Brian est un fier représentant du genre, et « fait monter la sauce» dans Body Double. Les passages de danse, alternant les contre-champs entre le corps de Gloria Rivelle (Deborah Shelton) et le visage en réaction de Jake sont accompagnés par un morceau de musique excessivement kitsch, signé Pino Donaggio, qui apporte successivement rires et gêne prononcée. Surtout, De Palma se permet de faire « durer le plaisir », de jouer de cette danse érotique en la montrant plusieurs fois, et à chaque reprise sous un nouvel angle. La dimension thriller prend vite le pas, Jake réalisant qu’un autre homme observe la jeune femme. Entre son obsession, son attirance pour la jeune fille et sa persuasion qu’il se trame quelque chose de louche, Jake devient lui-même stalker, poursuivant alors Gloria pour des raisons tant perverses qu’héroïques.

Difficile d’accepter ce héros toujours entre deux feux, que De Palma nous vend comme un grand naïf mais dont nombre d’actions sont discutables. On comprend qu’il s’interroge sur les intentions de l’homme qu’il voit suivre Gloria, mais on ne peut approuver ses choix quand il ramasse délibérément une culotte que cette dernière jette. Si le caractère pervers de Jake est clairement répréhensible, il est aussi un miroir que l’on refuse souvent de reconnaître. Quelles que soient nos intentions et notre caractère inné pour toujours tenter d’agir avec bienséance, nous ne sommes pas maîtres de nos pulsions et surtout, aussi difficiles à assumer soient-elles, nous en avons. Mais la tentative de créer un protagoniste représentant la dualité d’intentions trouve un contrepoids, pour sa part bien à charge, dans l’écriture des personnages féminins. Les figures du cinéma de De Palma sont souvent ingénues, de grands innocents perdus face à la dangerosité du monde, mais ici, au-delà d’une naïveté qui va évoluer avec les épreuves, les femmes de Body Double sont toutes jouets, accessoires. Quand Gloria tombe dans les bras de celui qui la suit, on ne peut être que confus. La séquence dénote visuellement du reste du film, laissant supposer qu’il pourrait s’agir d’un rêve mais la construction de la scène est bancale, notamment à cause du développement de la relation entre le stalker et sa cible depuis le début. Reste une image que l’on aurait préféré éviter car, même s’il y a peut-être une intention louable derrière, le résultat ne fonctionne pas vraiment.
Des défauts d’écriture assez flagrants qui ne sont malheureusement pas nouveaux dans le cinéma de Brian De Palma, lui qui souvent sacrifie nombre de détails pour se concentrer sur la forme. Heureusement, sur ce point, Body Double joue une fois de plus avec tout ce que le cinéaste aime exploiter en termes de techniques. Au-delà de la référence inévitable à Hitchcock, cette fois-ci avec les effets de claustrophobie rappelant Vertigo, il y a de quoi se régaler à l’écran. Le thème du regard et de l’observation sont ici exacerbés. Que ce soient les plans subjectifs, le voyeurisme à travers les jumelles ou des écrans, les obsessions du réalisateur sont ici condensées, mais avec une volonté de renouvellement constante. Sa capacité à créer de la tension lors des scènes de filature se savoure dans la scène du centre commercial, où l’on ne sait jamais quelle va être la tournure de la séquence. Pour dynamiser son montage, il insère au beau milieu du tournage – alors que Jake se rapproche des milieux pornographiques pour dévoiler le mystère autour de Holly Body (Melanie Griffith), dont la danse lui fait penser à Gloria – un clip. Pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de l’un des groupes phares de la scène 80’s, Frankie Goes To Hollywood et leur célèbre Relax. Exercice parfaitement réussi, tant la rupture de ton est saisissante, De Palma s’amusant à ré-imaginer le clip original de Bernard Rose en y insérant ses personnages. Pas étonnant qu’au même moment, il réalise pour Bruce Springsteen le clip de Dancing In The Dark.

Après ce déluge visuel allant crescendo, on peine à revenir dans une intrigue plus terre-à-terre, qui s’expédie rapidement. Une conclusion abrupte, qui s’enchaîne et se dénue de panache, déroutant le spectateur là où le régal avait pourtant atteint son comble. Une tentative de maintien de suspense semblable à Blow out, qui ici peine à garder son souffle. Body Double est une œuvre partielle, qui manque à tenir ses promesses et se plonge dans des facilités trop évidentes. Combiné à une volonté de jouer avec le sulfureux à tout prix, on sent un cinéaste dépassé par son ambition, qui joue la carte de la provoc’ quitte à en perdre son sens narratif. Pour autant, on ne saurait que vous conseiller Body Double qui quand il tente de faire évoluer ses moyens visuels le fait avec brio, et est souvent ponctué de prouesses. Une fois de plus, Brian De Palma sacrifie sa cohérence sur l’autel du grand spectacle, et parvient à surprendre. Pourtant, telle une volonté de contredire ce postulat, son prochain film, Mafia Salad, sera vide de toute l’essence de son réalisateur…
Mafia Salad (1986)
S’il avait déjà traité de la mafia trois ans plutôt avec Scarface de manière spectaculaire et critique, il tente de l’aborder ici de manière comique, satirique. Il prend donc le scénario écrit par George Gallo, comptant aujourd’hui le script de Bad Boys au compteur, et Norman Steinberg qu’il trouve amusant. Pour l’accompagner dans cette farce, il dispose du duo Danny de Vito et Joe Piscopo en meilleurs amis, l’un italien l’autre juif, chargés de s’entretuer après une gaffe ayant coûté cher au chef de gang, mais aussi d’Harvey Keitel, soit une bande capable du meilleur comme du rire. Pourtant, Mafia Salad ne prend pas.
Brian De Palma semble absent derrière la caméra une grosse partie du film. Il arrive à insuffler à certaines séquences son talent, pour la tension avec la scène de la voiture, nous laissant croire qu’il est capable de jouer de ses effets pour leur conférer une puissance comique. Mais vite, la machine tourne à vide. Le duo d’acteurs est en roue libre, De Vito en pôle qui fait une grimace par réplique et, si ce surjeu est amusant une poignée de minutes, cela devient rapidement agaçant. Par ailleurs, et c’est aussi ce qui nuit au long-métrage, la relation entre les deux mafiosos débilos-rigolos ne convainc pas.

C’est d’autant plus frustrant car De Palma, bien que conscient après coup de l’échec de son film – celui-ci n’ayant même pas remboursé ses frais –, a toujours admis avoir été certain de la drôlerie du script. Cet aveu lié à son humour, qui trouve un écho encore plus complexe avec Le Bûcher des vanités, marque une sorte de rupture entre le grand public et le cinéaste. Ce dernier, quand il entreprend des retours au registre comique, n’a plus le mojo qu’on pouvait lui accorder à ses débuts et sa maestria semble envolée quand il revient à ce genre d’entreprises. Malgré tout, le réalisateur ne lâche pas l’affaire et ressurgit de plus belle une petite année après en voyant la mafia comme un terrain de jeu aux allures de western, tel qu’il le démontre avec Les incorruptibles.
Les Incorruptibles (1987)
Dire le titre à voix haute, c’est une promesse, celle de héros luttant jusqu’au bout face à leur menace. On pourrait penser à une annonce à la Avengers, une équipe forte et poussée par l’héroïsme. Certains trouvent la comparaison hasardeuse mais ne peut-on pas faire ce lien, que ce soit pour son casting de luxe, ou surtout pour le traitement de ses protagonistes en figures de vertu dans un monde alimenté par le sang et l’argent ? Rien que dire Les Incorruptibles, c’est annoncer un affrontement, une lutte morale que Brian De Palma filme avec toujours autant de talent.
Nos héros, ce sont des policiers qui font tout pour mettre fin à la mainmise d’Al Capone, son règne écrasant rendant leur rôle plus difficile au vu de leurs collègues en qui la confiance est brisée. C’est l’histoire vraie d’une brigade connue et menée par Elliott Ness durant la Prohibition afin d’éradiquer la pègre et le trafic d’alcool à Chicago. À l’instar de la série télévisée dont il est issu, le film parvient à illustrer les affrontements durant une période marquée de violence aux États-Unis.

Notre équipe d’incorruptibles connaît ainsi une caractérisation forte, que ce soit par une écriture permettant à chacun d’exister (bien que Ness soit logiquement mis plus en avant) mais également par des acteurs tous impeccables et d’un charisme irradiant, en particulier un magnifique Kevin Costner. Il fallait bien un acteur de cette trempe, dégageant tant de force et de soif de justice, pour faire face à un De Niro tout simplement monstrueux en Al Capone. L’ennemi public numéro un doit véhiculer de la peur, il est ici terrifiant, incarnation devenue culte et à raison.
C’est en ce sens que le récit parvient à illustrer cette traque avec un plaisir non feint mais également une brutalité qui peut être estomaquante. Ce sont des humains qui saignent et sont blessés, tués, voire tout bonnement exécutés au détour d’un plan, sans gloire ni honneur au vu de l’injustice de leur situation. Brian De Palma ne s’embarrasse pas d’être impitoyable avec ses personnages, les poussant dans leurs retranchements en permanence et faisant planer sur chacun l’inéluctable, le sort logique qui pouvait attendre n’importe qui osant ne serait-ce que chercher le moindre souci à Capone. Ce n’est plus un homme mais un monstre qu’affrontent nos Incorruptibles, quitte à y perdre la vie pour défendre la justice.

Les Incorruptibles n’est donc peut-être pas le sommet de la carrière déjà riche d’œuvres grandioses de Brian De Palma mais cela reste sans aucun doute un divertissement de qualité mené par des acteurs charismatiques et une mise en scène au diapason. Belle illustration d’une lutte pour faire le bien, avec douleur certes mais aussi l’espoir permanent en un monde meilleur. Pas étonnant que de la guerre de crimes qu’a connue Chicago, il décide de s’orienter vers celle du Vietnam… Le récit de guerre, autre obsession de l’auteur, déjà abordée dans Greetings, mais ici mis cœur du récit. La suite au prochain article…
Crédits rédaction : Body Double : Thierry de Pinsun
Mafia Salad : Élie Bartin
Les Incorruptibles : Liam Debruel
Body Double, avec Monte Landis, Lane Davies, Melanie Griffith… 1h54
Sorti le 20 février 1985
Mafia Salad, avec Danny De Vito, Joe Piscopo, Harvey Keitel…1h40
Sorti le 30 août 2005 en DVD
Les Incorruptibles, avec Kevin Costner, Andy Garcia, Robert De Niro…1h59
Sorti le 21 octobre 1987
[…] les deux décennies amorce un tournant vers le thriller érotique – on pense notamment à Body Double (Brian de Palma, 1984), à Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992) -, et lui donne l’occasion de s’intéresser […]