Palme d’Or du Festival de Cannes en 1963, Le Guépard est probablement l’œuvre maîtresse de la filmographie de son réalisateur, Luchino Visconti. Le cinéaste italien réunit un casting étoilé composé notamment de Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale pour son septième film centré autour du déclin de l’ancienne noblesse sur fond de reconquête du territoire italien par le général Garibaldi et de la naissance de la République aux dépens de la monarchie. Il y a des airs d’autobiographie dans ces trois heures où Visconti déploie des trésors de virtuosité en dressant le portrait d’un homme dépassé par le changement auquel il ne peut éviter de faire face, une fresque aussi universelle que profondément intime.
Interprété par Burt Lancaster, le prince Salina, représentant de cette noblesse agonisante, est mis face à son jeune neveu Tancrède (joué par Alain Delon). L’opposition entre les deux personnages se veut au centre du film et donne corps à cette incompréhension qui s’installe entre une génération constamment dans le contrôle et une jeunesse insouciante. Visconti utilise ici Tancrède et Angelica (fabuleuse Claudia Cardinale) pour donner corps à ce mélange de sensualité effrénée et de retenue désarmante qui caractérise leur relation.

Si le changement déchire cette Italie de 1860, il est aussi présent dans la relation des deux personnages principaux car là où Tancrède embrasse totalement ce renouveau, allant même jusqu’à combattre aux côtés des troupes de Garibaldi, le prince Salina se montre plutôt sceptique et même franchement farouche, avant de se rendre finalement à l’évidence : son temps est révolu. Son seul devoir est à présent de trouver le juste milieu entre la transformation qui s’opère indépendamment de sa volonté et son désir naturel de voir son héritage conservé. Face à tant de mélancolie et de dignité, la caméra de Visconti s’attendrit et le réalisateur choisit de faire preuve d’un grand respect envers son personnage. La balance est parfaitement trouvée entre cette plongée dans les pensées d’un homme dont le monde s’écroule et l’intimité qui lui est cependant laissée tout au long du film, le meilleur exemple étant la scène de fin. En opposition totale du faste du bal qu’il fuit, Salina se retrouve dans un décor presque nu à la sobriété singulière où Visconti, avec une incroyable pudeur, lui permet de tirer sa révérence dans l’intimité et la dignité.
Le métrage réussit également l’exploit de se maintenir sur une ligne parfaite entre spectaculaire et intimiste. On multiplie les décors somptueux, réalistes et intensément immersifs tout au long des trois heures. L’exemple le plus fameux reste la scène de bal où, en plus d’inclure une centaine de figurants tous en costumes d’époques, Visconti insiste pour éclairer l’entièreté de la salle de bal au moyen de chandelles, rendant les apparats presque écrasants, à l’image de ce que ressent Salina. On pense également aux scènes de combats entre garibaldiens et royalistes, aussi épiques que parfaitement orchestrées.

Au-delà de son aspect historique, le Guépard est l’histoire universelle d’un changement inévitable. Visconti dresse de manière incroyablement intimiste le portrait d’un homme dépassé par une époque qui ne veut plus de lui mais qui trouve malgré tout la force de céder face à la fin du monde tel qu’il l’a connu. Malgré son ancrage dans un moment clé de l’histoire italienne, le propos du film est toujours aussi pertinent presque 60 ans après sa sortie en salle et si tous les dialogues rivalisent de beauté et de sens, on retient cette réplique de Tancrède, désespéré de convaincre son oncle de rejoindre le côté du renouveau : “si nous voulons que tout reste pareil, il faut tout changer”.
Le Guépard de Luchino Visconti. Avec Burt Lancaster, Alain Delon, Claudia Cardinale. 2h57
Sorti le 14 juillet 1963