Le Quai des brumes : la mélancolie du port du Havre

Jean Gabin, une bande-originale culte, des répliques qui le sont tout autant… Dans ce chef d’œuvre du cinéma français, Marcel Carné nous balade entre les fantômes d’un port du Havre où se joue une romance remplie de mélancolie et de détresse.

C’est une musique remplie de résonances tristes qui nous accueille et dont la charge touche notre cœur en plein fouet. Le film s’ouvre sous ses airs mais également la promesse du Havre, refuge temporaire où ceux qui veulent fuir espèrent trouver leur échappatoire. C’est Le Quai des Brumes du titre, ville portuaire où le brouillard remplit les décors mais aussi les esprits. Les fuyards y ont de quoi exister et disparaître, peut-être trop tôt, à contrecœur même de leurs intentions. Il s’y dessine un équilibre de funambule, entre poésie romantique quasiment onirique et réalisme d’une France où chaque personne rêve d’une fuite. Qu’importe le chemin tant que l’on n’est plus de ce monde de violence, de cette brutalité qui sommeille et frappe sans crier gare.

L’un de ces fugitifs a su s’inscrire avec incandescence dans l’histoire du cinéma français avec son regard ténébreux, celui d’un Jean Gabin tout simplement grandiose. Son magnétisme traverse les années avec autant de charisme, autant de classe que l’on peut en attendre d’un monstre de cinéma trouvant ici un rôle légendaire. Marcel Carné le filme avec un air de grâce et de brute le caractérisant bien, comme si la caméra ne pouvait qu’aimer cet homme, ces yeux, cet air triste qui semblent connaître à l’avance l’issue de son destin et son absence de place.

Autour de notre héros Jean gravitent d’autres âmes en peine, tels des satellites partageant avec lui une même détresse dans leurs ambitions respectives. Ils se rassemblent d’abord dans une cabane en bord de mer, comme une scène de théâtre où chacun se trouve à jouer le rôle de son destin, le temps d’un instant. L’artificialité du lieu dégage le lyrisme de nos existences, trouvant ici un moment de repos, de révélation de soi et d’externalisation de leurs doutes et leurs rêves. Ici, c’est chez eux, le foyer des personnes qui n’ont pas de réels domiciles pour pouvoir devenir eux-mêmes et trouver là leur place, tout simplement.

Ce lieu hors du monde et de la météo, fixant la température extérieure au beau fixe, se révèle attaqué subrepticement par le monde du dehors, celui où la réalité revient avec violence avant de repartir. La dualité de cette représentation souligne bien la portée visuelle du film de Marcel Carné, acceptant la cinématographie de la mise en scène de notre univers. Les vivants de fiction ne sont destinés qu’à devenir des fantômes pour notre réalité, prêts à hanter nos esprits en disparaissant de la narration. Certains le font dans le drame et la douleur, d’autres dans la simplicité d’un hors champ salvateur mais tout aussi empreint de tragédie.

Tout cela se ressent dans le personnage de Lucien, cherchant désespérément à être un méchant alors même qu’il est facile de le ridiculiser, notamment par le biais d’une paire de gifles. Il représente déjà une masculinité destructrice à force de vouloir s’affirmer comme tel, pathétique à souhait et dont les actes n’amènent que le chagrin et la mort. C’est un portrait bien triste, à l’instar même de celui qui anime tous les protagonistes même. Sa méchanceté néfaste ne sert qu’à masquer la vacuité de son existence et le ridicule même qu’il représente en sur-jouant son côté gangster.

Il est donc question de jeu par le biais même de son existence, chaque personnage ayant son propre rôle à remplir dans son monde ou même par prolongation dans la fiction même. Se crée alors une sensation de balade et de rapport à la théâtralité de la tragicomédie des vies de tout un chacun. On se sacrifie pour laisser un autre porter ses vêtements et son propre rôle car ce dernier se révèle trop lourd à charrier. On espère échapper à une situation pour rêver d’une nouvelle, moins dramatique, moins réaliste mais plus satisfaisante.

Le Quai des Brumes est donc le lieu des âmes brisées, valse de celles et ceux qui rêvent de mieux mais dont la tragédie respective résonne dans les ports du Havre. C’est un monument de cinéma français où Marcel Carné fait incarner des personnages de cinéma, donnant vie pendant une heure et demie à ces figures tristes qui cherchent, comme tout un chacun, à trouver leur place et le secret du bonheur. La fanfare morne s’abat comme le destin sur les protagonistes et nous laisse le cœur affaibli par la transposition des émotions du grand écran vers notre monde dans cet équilibre subtil, poétique et tragique à la fois.

Quai des Brumes de Marcel Carné Avec Jean Gabin, Michel Simon, Michèle Morgan… 1h31.
Sorti le 18 mai 1938

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