Peu de romans ont connu autant de controverse que Lolita de Vladimir Nabokov. Aujourd’hui érigé au rang de classique, le livre a connu diverses polémiques depuis sa sortie en 1952, beaucoup passant totalement à côté de son propos de fond et le jugeant même à tort pro-pédophilie. Les deux adaptations cinématographiques, sorties respectivement en 1962 et 1997, n’ont malheureusement pas aidé à redorer le blason de Nabokov, installant définitivement dans l’imaginaire collectif l’idée d’une Lolita aguicheuse, lubrique et séductrice, bien loin de la fillette innocente de 12 ans dépeinte dans le roman. Au visionnage des deux films, force est de constater que ni Stanley Kubrick, ni Adrian Lyne n’ont compris le livre qu’ils adaptent, ou choisissent d’en faire une adaptation et un choix d’interprétation qui dénature la nature tragique du propos. Ce qui, au vu de la gravité du sujet, apparaît comme discutable, et répréhensible.
Lolita raconte l’histoire d’Humbert, un anglais d’une quarantaine d’années qui vient s’installer à Ramsdale, petite ville typiquement américaine, pour y écrire en toute tranquillité. Il fait alors la connaissance de sa logeuse, Charlotte Haze et de la fille de cette dernière, Dolorès, dite “Lolita”, 12 ans au début de l’histoire, pour laquelle il développe une passion malsaine. La particularité du livre de Nabokov est son style de narration car, contrairement à d’autres romans qui abordent le même sujet, l’auteur choisit de prendre le point de vue du pédophile plutôt que de la victime. Le lecteur ne tarde pas à comprendre que tout est biaisé par le regard de Humbert, narrateur de l’histoire. Nabokov joue constamment sur le subtil mais cependant, montre clairement que Dolores Haze est une enfant et la victime de l’histoire : il choisit de faire la distinction entre Lolita, cette alter séducteur et lubrique inventée par Humbert pour justifier ses actions et Dolores, petite fille victime d’un abuseur.

Kubrick prend le contrepied de Nabokov : son Lolita sera une comédie, ce qui semble totalement incompréhensible étant donné le matériau de base. Ce prisme comique, en plus de coller difficilement avec les événements racontés, ôte à l’histoire tout son sens et son propos de fond. Vient s’ajouter à cela la sursexualisation de Lolita, dont l’âge passe de 12 à 14 ans (pour coller à son interprète, Sue Lyon) et qui est présentée comme une jeune adulte mature pour son âge. Les choix visuels viennent également appuyer cela : Dolores, plutôt masculine et négligée sous la plume de Nabokov, devient soudainement féminine et apprêtée, ce qui ne serait pas un problème si cela ne venait pas appuyer une mise en scène tentant déjà désespérément de faire passer le personnage pour adulte et donc par extension, de déculpabiliser Humbert. Après tout, ses actes ne seraient pas si répréhensibles si sa victime était plus âgée. Évidemment.
Adrian Lyne ne fait pas mieux et si le problème de sexualisation de Lolita est toujours présent dans son adaptation, le souci principal se pose avec le traitement de Humbert (interprété par Jeremy Irons). Dans le livre, Humbert est présenté comme une personne extrêmement narcissique et imbue d’elle-même (il traite à nombreuses reprises Dolores d’idiote car elle ne veut pas lire les gros romans qu’il lui impose), ce qui le rend détestable dès les premières pages. Dans son film, Lyne s’échine à rendre Humbert le plus sympathique possible en le montrant empoté, gauche et charmant. La frontière est fine entre l’humanisation d’un personnage sans le pardon de ses actes et sa transformation en victime et Adrian Lyne la dépasse dès le début de son film.

Dans cette adaptation, Dolores devient aussi coupable que Humbert : c’est elle qui le séduit et est à l’origine de leur premier baiser et même de leur premier rapport sexuel. Tout ceci a du sens dans le livre car Nabokov décrit parfaitement les dynamiques de domination et d’emprise qui caractérisent la relation de ses personnages. Lyne se contente de présenter le tout comme une histoire d’amour tragique (il le dit à plusieurs reprises en interview) sans chercher à approfondir ses personnages, ce qui donne un rendu creux, et cela aussi bien dans son scénario que dans sa mise en scène ou sa réalisation édulcorée.

Au vu de ces deux adaptations complètement manquées, il n’est pas étonnant de voir la figure de Lolita aussi diabolisée dans la culture populaire, au détriment de la victime qu’elle est vraiment. Kubrick et Lyne laissent complètement de côté le propos, les subtilités et l’excellente écriture de personnages du livre de Nabokov pour en prendre le contrepied en sexualisant Lolita et se loupent totalement dans l’interprétation du roman. Le plus grand problème auquel nous faisons face réside dans cette volonté d’adapter une histoire qui ne peut être racontée qu’à travers les subtilités des mécanismes littéraires. Toutes les histoires ne sont pas construites pour être portées au grand écran et Adrian Lyne et Stanley Kubrick auraient épargné beaucoup de problèmes à Lolita s’ils avaient daigné s’en rendre compte…
Lolita de et par Stanley Kubrick et Vladimir Nabokov. Avec Sue Lyon, James Mason, Peter Sellers. 2h33
Sorti le 5 novembre 1962
Lolita d’Adrian Lyne. Écrit par Stephen Schiff. Avec Dominique Swain, Jeremy Irons, Melanie Griffith. 2h17
Sorti le 25 septembre 1997