En 1995, Hong Kong s’apprête à subir de grands bouleversements, et son industrie cinématographique avec. La rétrocession à la Chine continentale approche, ce qui pousse de nombreux cinéastes à se questionner sur leur avenir. John Woo a déjà fait ses valises pour les États-Unis quelques années auparavant. Ringo Lam, Kirk Wong et Ronny Yu s’apprêtent à en faire de même, laissant l’espace à Johnnie To et sa société Milkiway Image de porter le cinéma hexagonal. Tsui Hark, quant à lui, réfléchit à son départ mais il n’a pas encore tout donné à Hong Kong.
Le Festin Chinois
À Hong Kong, le nouvel an chinois est l’occasion pour les studios de sortir les comédies grand public. Une tradition pour un succès commercial assuré. C’est dans ce cadre qu’en 1995, le producteur Raymond Wong propose à Tsui Hark de réaliser un film. Le réalisateur, quant à lui, a l’envie depuis quelques années de proposer une œuvre centrée sur la cuisine chinoise. Pourquoi la cuisine ? Parce que le cinéaste considère qu’elle fait partie intégrante de la culture d’un pays, et qu’il traite depuis le début de sa carrière des différents aspects de celle inhérente à ses contrées.
Chiu (Leslie Cheung), petite frappe locale, veut devenir maître cuisinier et sortir de la délinquance. Il se fait engager dans un restaurant où il devient le larbin du patron, mais aussi le préféré de sa fille Ka-Wai (Anita Yuen). Un maître cuisinier mongol met au défi le restaurant lors du Festin Chinois. S’il gagne, il rachète alors le restaurant. Chiu et Ka-Wai font tout pour sauver ce dernier. Le Festin Chinois est le plus grand succès commercial de Tsui Hark à Hong Kong. En France, il s’agit du premier film du cinéaste à être distribué en salles si l’on excepte les productions hollywoodiennes.
Bien qu’il s’agisse d’une commande du producteur Raymond Wong, le projet date de plusieurs années pour le cinéaste. C’est lors de la production d’Il était une fois en Chine en 1991 que lui vient l’idée d’une comédie traitant de la gastronomie chinoise, qu’il pitche à Yuen Biao, voulant en faire l’acteur principal. Sauf que celui-ci se trouve un an plus tard en tête d’affiche de Shogun and Little Kitchen de Ronny Yu, dont l’intrigue traite de la cuisine. La rumeur veut que le comédien, mécontent du tournage d’Il était une fois en Chine, ait piqué l’idée à Tsui Hark. Yuen Biao n’a depuis plus tourné pour lui, y compris pour les suites d’Il était une fois en Chine, son rôle étant repris par Mok Siu-chung.
En 1995, les planètes sont enfin alignées pour que le réalisateur puisse mettre en images son projet. Il sort en effet d’une période commerciale et artistique tout simplement exceptionnelle, depuis Il était une fois en Chine jusqu’à The Lovers. Il travaille en collaboration avec une connaissance de longue date. Co-fondateur de la Cinema City, l’un des studios les plus importants de Hong Kong, Raymond Wong est celui qui permet à Tsui Hark de se relever des échecs successifs de ses trois premiers films en lui confiant la réalisation de Mad Mission 3 et All the Wrong Clues. C’est également lui qui soutient financièrement la Film Workshop lors des premières années.
On peut être surpris au premier abord de voir le réalisateur, surtout célèbre pour ses films d’arts martiaux, ses Wu Xia Pian et films fantastiques, réaliser une pure comédie. Lorsque l’on regarde en détail sa filmographie, on constate que la comédie est omniprésente dans le cinéma de Tsui Hark, dès son second film Histoire de cannibales, qui est un mélange de film d’horreur, de kung-fu et de comédie burlesque. Dans Shanghaï Blues et Peking Opera Blues, on retrouve des passages entiers de comédie au milieu de drames humains, et la trilogie Il était une fois en Chine possède également un aspect comique qui s’affirme de plus en plus à mesure des épisodes. Enfin, malgré son aspect tragique, The Lovers, réalisé un an avant Le Festin Chinois, est une pure comédie romantique, sans oublier Double Dragon avec Jackie Chan, réalisé avec Ringo lam.
Souvent considérée comme une œuvre mineure du cinéaste, Le Festin Chinois occupe une place à part dans sa filmographie. D’abord parce qu’il s’agit d’un projet de longue date, mais surtout parce qu’il regroupe l’ensemble des thématiques traversant la majorité de ses films. Le réalisateur parle de la rétrocession à venir, de l’identité chinoise, ainsi que de l’opposition entre tradition et modernité. Concernant la rétrocession de Hong Kong à la Chine, le film se démarque de la majorité des productions de la péninsule en adoptant un ton joyeux et optimiste éloigné de la noirceur de l’époque. Le film invite même les ressortissants de Hong Kong à rester pour bâtir le futur plutôt que fuir, comme de nombreuses personnes à l’époque. Un message toutefois ambigu lorsque l’on sait que Tsui Hark lui-même part pour Hollywood deux ans plus tard.
Le réalisateur considère que « la cuisine tient une place emblématique dans la culture chinoise. La cuisine chinoise se distingue par sa présentation, ses parfums et ses saveurs. »1. Trois aspects qui forgent l’identité que le réalisateur s’emploie à mettre en évidence dès la séquence d’ouverture où un traveling survole une immense tablée de plats présentés à la perfection. Les parfums et saveurs sont un élément déterminant de l’histoire, notamment lorsqu’il s’agit de faire revenir un ancien maître cuisinier déchu (Kenny Bee) afin qu’il aide le restaurant à gagner le tournoi. C’est en le faisant sentir les parfums et goûter les saveurs qu’il retrouve ses compétences de cuisinier.
Enfin, l’opposition entre tradition et modernité est omniprésente à travers plusieurs intrigues impliquant différents protagonistes. D’abord entre Chiu et Ka-Wai, lui est membre de la pègre mais veut en sortir pour rejoindre au Canada une japonaise dont il est amoureux, elle en tant que fille du patron du restaurant doit reprendre le commerce mais rêve d’une carrière de popstar. Un tiraillement qui finit par les rapprocher et créer une romance très touchante. Citons ensuite les maîtres Kit et Bo, gardiens d’une tradition culinaire qui s’oppose à Wong, maître mongol adepte de la modernité. Notons que deux des maîtres qui s’affrontent sont interprétés par Chiu Man-Cheuk et Hung Yan-yan, deux artistes martiaux habitués du cinéaste (Green Snake et Il était une fois en Chine 3).
Un choix qui n’est certainement pas innocent, tant Le Festin Chinois est pensé par son réalisateur comme un film d’arts martiaux, avec des instruments de cuisine à la place des poings ou sabres. Son récit s’apparente à une vision culinaire des films de kung-fu : la déchéance d’un maître cuisinier, l’affrontement entre deux restaurants, les disciples qui font appel au maître déchu pour les aider, avant le duel final et le passage de flambeau. Remplacez les maîtres cuisiniers par des maîtres en kung-fu et les restaurants par des écoles du même art martial et vous obtenez une variation d’Il était une fois en Chine. Tsui Hark pousse le parallèle jusqu’à filmer les duels culinaires comme de vrais combats, insistant au ralenti sur un coup de cuillère comme il le ferait sur un coup de pied de Jet Li.
Le Festin Chinois est donc peut-être une comédie, mais il n’en reste pas moins un film de Tsui Hark, le réalisateur ne perdant ni ses thématiques, ni son style, ni son inventivité. Sa mise en scène, par sa maîtrise du tempo comique, sert avec brio le rythmé déjanté, tout comme les gags délirants du métrage (dont un « combat » entre Leslie Cheung et un poisson géant). Un film drôle mais aussi extrêmement touchant, basculant son spectateur du rire à la tristesse en quelques secondes grâce à des personnages touchants, tous portés par d’excellents comédiens. Si on ne le classe peut-être pas dans la liste des chefs d’œuvre de Tsui Hark, Le Festin Chinois n’est pour autant pas un film mineur.
The Blade
Preuve de la créativité sans limite de Tsui Hark à cette période, il réalise la même année coup sur coup son plus grand succès commercial à Hong Kong (Le Festin Chinois, donc) et son plus grand sommet artistique. Pour le dire clairement, dans une filmographie aussi riche et qualitative que celle de Tsui Hark, The Blade est son Everest. Une œuvre qui marque l’aboutissement de son style, son point d’orgue expérimental, mais aussi la fin de cette période dorée qui dure depuis 1990.
À la manière de Wong Fei-Hung sur la trilogie Il était une fois en Chine, Tsui Hark revisite une figure mythique du cinéma d’arts martiaux de Hong Kong, à savoir le sabreur manchot. Personnage principal de la trilogie du réalisateur Chang Cheh (Un seul bras les tua tous, Le bras de la vengeance, et La rage du tigre), il est incarné ici par Chiu Man-Cheuk dans le rôle de Ding On, un forgeron orphelin recueilli bébé par son maître, et dont il est amoureux de la fille Siu-Ling. Il apprend un soir que son père a été tué lors d’un combat par Fei Lung (Hung Yan-yan), le chef d’un groupe de bandits. Alors qu’il tente de secourir Siu Ling, capturée par des bandits, il perd son bras au cours du combat. Recueilli par une paysanne, il doit apprendre une nouvelle technique de combat pour réaliser sa vengeance.
Comme à son habitude, le réalisateur ne se contente pas de faire un simple remake du film de Chang Cheh. Il applique sa propre vision du mythe et le fait vivre dans un univers qui lui est propre. La Chine dépeinte dans The Blade transpire la violence, la barbarie et l’injustice. Des villageois paisibles sont attaqués par des bandits sans foi ni loi, les clans s’affrontent sans pitié, les femmes sont traitées comme des objets sexuels par tous les hommes y compris ceux qui se considèrent comme bons. Le seul personnage véritablement bon – un moine – est massacré pour avoir secouru une femme agressée par des bandits. Le monde décrit dans le film est aussi violent et cruel que l’est la ville de Hong Kong dans L’Enfer des armes.
Plus globalement, The Blade s’apparente à une transposition de son chef d’œuvre dans le Wu Xia Pian, tant le film est traversé par une rage, une fureur et une colère similaires. Tsui Hark filme d’ailleurs de nombreux gros plans sur les visages pleins de rage et de souffrance des différents personnages. Pour prolonger la filiation entre les deux films, on retrouve un travail similaire sur les lumières et les couleurs des deux films. On y retrouve ainsi les filtres de couleur rouge symbolisant le danger et la colère que l’on aperçoit notamment dans l’ouverture de L’Enfer des armes. La séquence d’introduction de The Blade renvoie directement à celle de L’Enfer des armes, où le chien pris dans un piège à loups remplace la souris torturée par le personnage de Pearl.
Ce qui rend The Blade unique dans la filmographie de Tsui Hark, c’est son approche filmique radicale et révolutionnaire. Avec cette approche, le cinéma-vérité, le réalisateur se donne comme ambition de réinventer le cinéma d’action en cassant les codes de la mise en scène : « Ce que je voulais faire avec The Blade, et je continue dans cette voie, c’est d’inventer un nouveau style de cinéma d’action. Depuis de longues années, c’était la même routine : des cascadeurs, des doublures suspendues à des câbles, et un chorégraphe pour régler les combats. Ça finissait par devenir ennuyeux au bout d’un moment. Il était temps de faire des changements, de rendre les choses plus intéressantes à mes yeux. »2.
L’ambition est de rendre le film le plus réel possible, et de revenir aux fondamentaux du film d’action, à savoir une expérience sensorielle, tout en traduisant par l’image le chaos et la brutalité du monde dépeint. Ce qui nécessite un plan de travail très lourd et inhabituel pour un tournage : « En général, on tourne cinq jours par semaine. Nous, c’était plutôt deux jours par semaine. Mais vingt-quatre heures d’affilée. »3. L’improvisation a une place très importante, les acteurs n’ayant pas de dialogues – seulement des indications dans le scénario – ni de marquage au sol pour leurs mouvements, et donc les cameramen n’ont pas d’indications précises. Ils doivent capter sur le vif les mouvements des comédiens, d’où cette caméra sans cesse instable qui recherche les éléments dans le cadre.
L’approche est si radicale que le visionnage devient une expérience unique pour le spectateur. La mise en scène des combats évolue avec le héros, chacune représentant une étape de son accomplissement. Dans le premier combat, la caméra suit les mouvements de Chiu Man-Cheuk, alors combattant aguerri en pleine possession de ses moyens. Lorsqu’il est attrapé par un piège à loups, la mise en scène est beaucoup plus axée sur les ennemis et bambous du décor, renforçant le sentiment de piège qui se referme, jusqu’au dénouement correspondant à la perte de son bras. Le second combat montre un héros renaissant de ses cendres après avoir été battu, humilié et martyrisé. Devenu un combattant plus fort, plus vif et technique, la caméra nous place du point de vue de ses adversaires, perdus face à un homme insaisissable. Le film culmine jusqu’à l’affrontement final entre Ding On et Fei Lung. Deux adversaires filmés de façon égale, la caméra appuyant la brutalité et l’impact des coups.
Il s’agit sans conteste du film le plus expérimental de son auteur, qui appuie dans ses combats les émotions des personnages plutôt que la chorégraphie. Peut-être est-il justement trop radical et expérimental pour le public qui ne suit pas dans les salles, The Blade étant l’un des plus gros échecs du réalisateur. Une chute brutale pour l’homme qui a porté une grande partie du cinéma de Hong Kong depuis le début des années 80, qui précipite son départ pour les États-Unis. Un film aux antipodes du Wu Xia Pian qui met habituellement en avant la beauté des combats et la noblesse des personnages. Un film unique en son genre, un film unique à Hong Kong. Un film unique tout court.
Tristar
Tout juste un an après The Blade, Tsui Hark rempile pour une nouvelle commande du producteur Raymond Wong, toujours dans le cadre de la comédie du nouvel an chinois. Le réalisateur forme à nouveau le couple en tête d’affiche du Festin Chinois – Leslie Cheung et Anita Yuen – pour Tristar, son dernier film avant son départ à Hollywood. Sans atteindre le score de sa précédente comédie, le film est un succès commercial permettant au réalisateur de se relever après The Blade.
Un prêtre catholique séduisant (Leslie Cheung) confesse une prostituée (Anita Yuen) alors que celle-ci cherche seulement à échapper à ses maquereaux et usuriers en se réfugiant dans l’isoloir, car elle leur doit la somme de 200,000 HK$. La jeune femme a une particularité : elle rit lorsqu’elle est malheureuse. Pris d’affection pour elle, le curé fait tout pour la sortir, elle et ses amies, de ce milieu malfamé. Si Le Festin Chinois est souvent considéré comme un film mineur de son auteur, ce qualificatif correspond bien plus à Tristar.
Le réalisateur semble en effet bien moins inspiré et motivé pour cette comédie. Le rythme est plus poussif, moins soutenu, et sa mise en scène bien loin de la tornade d’idées folles que l’on peut voir dans Le Festin Chinois. Le film repose en effet essentiellement sur son duo d’acteurs toujours aussi impliqués, sympathiques et par moments touchants. Mention spéciale toutefois à Anita Yuen, dont l’exubérance correspond à ce que l’on attend d’un film de Tsui Hark, et dont le personnage est bien plus fouillé et complet que celui de Leslie Cheung, qui sans être mal écrit ne va pas plus loin qu’un prêtre au grand cœur.
Il s’agit toutefois de l’un des aspects intéressants du métrage qui rejoint une partie de la filmographie du cinéaste. Son point de vue vis-à-vis de la religion est en effet tout en nuances, le réalisateur souffle le chaud et le froid selon les films et les situations. Dans Il était une fois en Chine, Tsui Hark brocarde les catholiques tentant de convertir les Chinois pendant que le seul personnage occidental positif est justement un prêtre. Dans la suite, La secte du lotus blanc, il s’agit d’une organisation nationaliste, raciste, qui met en avant son fanatisme religieux. A travers le personnage du prêtre incarné par Leslie Cheung, Tsui Hark montre beaucoup plus de respect et de bienveillance envers les individus qu’envers les institutions.
S’il n’atteint jamais les sommets de la filmographie de Tsui Hark, Tristar reste néanmoins une sympathique comédie qui se laisse suivre facilement. Le film comporte son lot de situations drôles, et le duo de flics incarnés par Lau Ching Wan et Sunny Chan offre au film quelques-uns de ses moments les plus drôles, pendant que le reste du casting assure le travail. S’il est plus conventionnel qu’habituellement, le réalisateur n’a pas pour autant bâclé son travail, le film reste remarquablement réalisé même s’il n’est jamais aussi inventif que dans Le Festin Chinois.
Loin d’être un mauvais film, toujours sympathique, Tristar est néanmoins une œuvre plus anecdotique dans la filmographie de Tsui Hark. Dernier film réalisé à Hong Kong avant son départ pour Hollywood, il ne peut même pas se positionner comme un adieu à la péninsule tel que John Woo l’a réalisé avec À Toute Epreuve. Néanmoins à la différence de John Woo, l’expérience américaine est de courte durée, et Tsui Hark revient rapidement faire son adieu à Hong Kong.
- Présentation du film par Tsui Hark – Bonus du Blu Ray Spectrum Films
- Action et vérité, le Making-of de The Blade
Le festin chinois, de Tsui Hark. Écrit par Tsui Hark, Phillip Cheng, et Man Fai Ng. Avec Leslie Cheung, Anita Yuen, Kenny Bee… 1h40.
Sorti au cinéma le 28 Janvier 1998.
The Blade, de Tsui Hark. Écrit par Tsui Hark et Koan Hui. Avec Chiu Man-Cheuk, Hung Yan-yan, Sonny Su… 1h45.
Tristar, écrit et réalisé par Tsui Hark. Avec Leslie Cheung, Anita Yuen, Lau Ching-Wan… 1h50.