Les injustices, Alice Guy-Blaché les connaît bien. Après des années à tenter de récolter la reconnaissance pour son travail – et en être créditée, tout simplement -, le documentaire qui lui est consacré, Be Natural, voit sa visibilité réduite au minimum par une distribution timide, peu communicante. Un film mort-né, qui dresse pourtant le portrait d’une des figures les plus importantes de cet art que l’on chérit tant.
Revenir aux origines du cinéma fait souvent ressortir les mêmes noms, ceux qui au-delà de leur travail qui mérite reconnaissance, se voient attribuer l’intégralité d’une avancée reposant pourtant sur les épaules de nombreuses personnes. Les Frères Lumière, Georges Méliès, pour ne citer qu’eux, sont des figures incontournables des balbutiements du septième art, mais quid d’Alice Guy-Blaché ? Ce nom ne vous dit rien ? Vous n’êtes pas les seul·es, à en juger par l’introduction du documentaire, où de nombreux·ses acteur·ices du cinéma actuel, à quelques exceptions près, n’ont jamais eu vent jusqu’au nom de la dame. À travers une enquête excessivement approfondie, Be Natural tente de répondre à la question, de nous dresser le parcours atypique de cette pionnière du langage cinématographique.

On réalise que l’on doit beaucoup à Alice Guy-Blaché. Elle qui en 1896 réalise La Fée Aux Choux fait partie de la branche désireuse de faire évoluer l’animation d’images destinée à raconter des histoires, elle qui va dans ses tentatives créer nombre d’échelles de plan utilisées encore aujourd’hui, elle qui joue sur les techniques pour imaginer des effets spéciaux, est une base essentielle de cet art qui à son époque n’était en aucun cas considéré comme tel. Le documentaire, tout en retraçant le parcours de vie de cette chère Alice, s’interroge sur les raisons qui ont poussé l’Histoire à ignorer, oublier un tel nom. Vous vous doutez bien que c’est une question de genre.
Pamela B. Green tente de rester juste dans son propos, de ne pas tomber dans la dénonciation outrancière, mais le constat est malheureusement le même : dans une industrie d’hommes, on choisit les noms à glorifier. Après avoir créé le studio Solax au New Jersey (ce qui aurait pu devenir Hollywood si Edison n’avait pas apporté l’argument financier pour tout rediriger vers la Californie), Alice Guy-Blaché doit laisser un temps sa carrière pour se concentrer sur son rôle de mère. Ne pouvant plus continuer son œuvre, elle perd son aura cinématographique, et avec elle sa notoriété. Ses films non crédités sont attribués aux membres masculins de son équipe, et si jusqu’aux années 60, nombreux sont ceux qui citent son œuvre comme essentielle (on voit alors les témoignages écrits d’Eisentein, d’Hitchcock, jusqu’aux revendications de Louis Feuillade, qui a toujours mis en avant son mentorat), lorsque les premiers ouvrages sur les années fondatrices paraissent, la mention du nom de Guy-Blaché est à peine évoqué, et jamais au bon poste.
Alors on enquête. On suit le parcours maternel de la réalisatrice pour contacter sa descendance, retrouver des legs d’archives pouvant potentiellement aider à prouver son implication dans les films concernés. En cela, le documentaire devient un peu brouillon à mesure qu’il avance. Le trop plein d’informations s’accumule, certains allers-retours quant aux localités des personnes contactées rend la lecture éreintante, surtout lorsqu’il s’agit juste d’une passation vers la personne suivante, alourdissant une recherche qui par moments pourrait se contenter d’aller droit au but. En addition, certains éléments, comme les entrevues de 1958 et 1964 avec la concernée, auraient gagné à avoir plus de temps d’écran, tant la réalisatrice, par sa clairvoyance et son franc-parler, passionne. Pour autant, au vu des années de travail que le documentaire a nécessité, ainsi que sa flopée d’intervenants, difficile de le voir monté autrement.

Au sortir de la séance, difficile de ne pas avoir envie de découvrir le travail d’Alice Guy-Blaché. Les quelques images entre-aperçues sont vectrices de rêve, et sa voix, à travers ses films (sur les 1000 qu’elle a supposément réalisé, 200 sont répertoriés, et disponibles !) se doit d’être entendue, elle qui veut être reconnue pour son travail et non pour sa personne. Be Natural se clôt sur une entrevue télévisuelle, où deux femmes luttent sur le plateau pour faire entendre leur voix dans cette masse d’homme qui répète que si la réalisatrice est si peu connue, c’est qu’elle n’a rien fait de « notable ». Les mêmes représentants du cinéma actuel reparaissent, bouleversés maintenant qu’ils ont découvert les images, et il serait grand temps, alors que la période est propice aux combats nobles, de rétablir les grandes femmes de l’histoire aux statuts qu’elles ont mérité avec lutte et talent. En cela, Be Natural est un film essentiel, et important.
Be Natural, L’Histoire Cachée d’Alice Guy-Blaché, de Pamela B. Green. 1h42
Sorti le 22 juin 2020