Parfois, il est impossible de s’adapter, de vivre normalement, de se mêler aux autres sans que cela ne fasse des étincelles. Cette agressivité, incontrôlable, est d’autant plus handicapante dans les jeunes années. Avec Benni, Nora Fingscheidt s’attaque à cela frontalement, au travers d’un drame puissant qui a su conquérir la critique comme le public allemand, faisant même une razzia à leur équivalent de nos César.
Car ce film est bel et bien la surprise outre-Rhin de l’année pour le moment. Ayant déjà été amené à travailler sur le sujet des femmes perdues, vivant dans des pensions, la cinéaste livre là une œuvre suintant la sincérité et le réalisme. Elle nous fait partager le quotidien de Benni (diminutif de Bernadette, prénom que la jeune fille n’aime pas), âgée de neuf ans, dont l’agressivité la force à changer de maisons d’accueil très souvent. Dès le début, on est en pleine immersion à ses côtés et l’on comprend sa situation. Décomplexée au premier abord, lâchant des insultes tous les trois mots, elle est en réalité profondément impulsive et dangereuse, tant pour elle que pour les autres. Comme le titre original Systemsprenger l’indique, elle fait disjoncter le système, le casse, et ce en permanence.
Nora Fingscheidt joue donc d’un réalisme accru, par un usage de la caméra épaule et une mise en scène restant très souvent à hauteur d’enfant. Elle parvient alors à nous faire vite nous attacher à cette gamine qui, presque plus antagoniste que l’inverse, est soumise à son instinct, extrêmement sauvage. Elle est en manque d’affection, de cadre – on voit sa mère, clairement peu responsable, mais jamais son père n’est mentionné -, et c’est en partie ce manque qui la pousse à sombrer dans l’énervement au moindre désagrément. On succombe alors devant le talent d’Helena Zengel, d’une justesse folle, qui nous émeut avec une facilité déconcertante, alors que sa tendance à crier pourrait nous agacer assez rapidement en théorie. À seulement douze ans, elle porte le film, lequel prend vraiment en ampleur lorsqu’elle est confrontée à son auxiliaire de vie scolaire Micha (Albrecht Schuch). Là où ce qui précède et suit ce gros moment du métrage relève presque de l’enchaînement mécanique de scènes assez répétitives, ce segment au cœur du récit développe beaucoup le personnage de Benni.

La réalisatrice explore l’interaction entre deux êtres finalement assez proches – on se rend compte que Micha est aussi un ancien impulsif qui a su prendre sa vie en main -, et une certaine grâce est perceptible à l’écran. Pendant l’espace d’un instant, on en vient à croire qu’une issue est possible pour cette gosse pleine de vie et de rage, qu’elle peut réussir à maîtriser ses émotions. Malheureusement, on déchante rapidement, et nos espoirs sont balayés avec autant de force que celle déployée par Benni lors de ses crises. Ses accès de colère deviennent de plus en plus inquiétants, et l’on est plus déchiré qu’horrifié de voir un enfant si jeune dans un état pareil, plus ou moins malgré lui.
Si le film ne manque pas de qualités, on peut toutefois lui reprocher certains choix, reflétant sûrement le fait qu’il s’agisse là de la première réalisation de Nora Fingscheidt. Car, si l’on est pris et soufflé par son talent de metteuse en scène, il lui arrive parfois de virer dans la stylisation excessive, à l’image des cauchemars dont la forme n’est pas inintéressante mais outrancière. On sent une volonté d’imposer une certaine patte, de donner une certaine identité au métrage mais cela ne marche pas vraiment, d’autant que ce « gimmick » est répété à plusieurs reprises, ce qui le rend presque irritant. La fin aussi pèche quelque peu. Là où elle est à deux doigts d’offrir une sorte de relecture à la Mouchette de Robert Bresson, elle privilégie un pseudo-symbolisme qui frise avec le happy-end malvenu.
Il demeure que Benni est un beau moment de cinéma, d’une grande pureté. Parler de déferlante d’émotions n’est pas exagéré tant ce film peut toucher facilement, par le mélange de malaise et de poésie qui découle de l’histoire et des actes de cette jeune fille, sans virer au tire-larmes. Imparfait mais fort, il révèle deux potentiels en un : celui d’une cinéaste à l’acuité bienvenue, et celui d’une actrice explosive et bouleversante.
Benni de Nora Fingscheidt. Avec Helena Zengel, Albrecht Schuch, Gabriela Maria Schmeide… 1h58
Sortie le 22 juin 2020.