[CRITIQUE] L’Arbre aux papillons d’or : Dieu est dans les détails

La séquence d’ouverture de L’Arbre aux papillons d’or, premier long-métrage du réalisateur vietnamien Pham Thiên Ân, couronné de la caméra d’or à Cannes 2023, consolide déjà une approche unique. Débutant en plan fixe sur un match de foot amateur, la caméra effectue progressivement un long balayage en direction des tables de snack des spectateurs. S’en suit un évènement inattendu (d’autant qu’il intervient sans prévenir en plein cœur d’un plan très long) : un coup de vent brutal provoque un accident de scooter sur la route d’à côté, vers lequel le point de vue se dirige lentement. Le réalisateur considère deux choses : une durée de séquençage hors-du-commun et de gracieux mouvements de caméra amplificateurs du champ. En une scène sans coupure d’une dizaine de minute, l’espace et le temps sont étirés sans forceps, cristallisant une approche formelle imprégnée d’onirisme.

Si l’on peut amicalement signaler le parallèle que dresse cette teneur esthétique au cinéma de Andrei Tarkovsky, Apichatpong Weerasethakul ou encore Bi Gan, la pertinence d’une telle comparaison s’arrête là, tant le procédé de Pham Thiên Ân réussi à investir une pente personnelle et unique : l’implémentation de la religion. Le drame de l’ouverture du film a provoqué la mort de la belle-sœur de Thien, jeune saïgonnais portant le même prénom que le cinéaste, qui doit retourner dans son village natal dans les montagnes pour les funérailles, là où résident ses proches qui font partie de la minorité chrétienne au Vietnam. La croyance et ses implications deviennent moteur de l’errance du voyage initiatique du protagoniste qui voit en tout ce qui l’entoure une présence supérieure (pour plaisanter, il signale à sa masseuse que le coup de téléphone qu’il reçoit provient du Très haut en personne).

Dieu fait partie intégrante du paysage filmique de Pham Thiên Ân qui parsème sa présence dans chaque recoin de son univers. Cela ne tient pas seulement à la présence de multiples artéfacts christiques mais surtout à une atmosphère (pourrait-on presque parler de sémiosphère ?) propice à l’impression d’entre-deux mondes que provoque naturellement la longue durée des plans. Il s’agit là de placer le spectateur en un lieu-frontière, parfaitement situé entre le matériel et le spirituel, la présence chatoyante d’esprits issus d’un folklore envoutant, dans le cas notamment de Weerasethakul. Dans L’Arbre aux papillons d’or, il s’agit plus d’épiphanies, une forme en laquelle on croit ou non mais qui saurait justifier les hasards, signes extérieurs et autres coups du destin.

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C’est ce qui fait l’authenticité esthétique du film : l’importance accordée aux détails. C’est presque avec lourdeur que le cinéaste nous invite à la contemplation à chaque occasion donnée, offrant à admirer les sublimes paysages (urbains comme ruraux, d’intérieur comme d’extérieur), en particulier les petits aspects qui les composent, lorsque ce n’est pas littéralement ce qui est filmé (la croix au milieu des algues). Admirable choix et pourtant, quelque chose cloche, s’imprime difficilement dans cette promesse d’images mentales, et qui fait écho au métier de Thien : vidéaste. Au début du film, on peut l’apercevoir sur son logiciel en train de recadrer une vidéo de mariage sabordée par l’entrée imprévue d’un quidam dans le champ de la caméra. Il faut zoomer sur les repas afin de corriger la bourde involontaire. S’il est certain que Pham Thiên Ân dresse ici un portrait initial de son protagoniste (rationnel, qui ne laisse pas de place au hasard) pour mieux le confronter au mysticisme de son village, c’est aussi un renvoi à lui-même (il faisait le même métier dans son passé), au fait qu’il a lui aussi su évoluer et percevoir les sollicitations extérieures autrement. Mais surgit un paradoxe quand la mise en scène est agencée dans certaines séquences de façon trop méticuleuse pour convenablement soutenir sa structure initiale. Le cinéaste fait s’entrechoquer des instants de pure inspection du monde, composé de ses incoercibles aspects, animaux comme météo (à l’image de ce formidable plan d’une dizaine de minutes sur un coq qui chante à l’aube) et d’autres qui semblent au contraire bien trop maîtrisés pour leur propre bien (la lente pérégrination vers le fameux arbre aux papillons d’or perd de sa saveur lorsque l’on s’aperçoit que la pluie a été rajoutée).

Là intervient le cœur du problème : la dérangeante impression que le réalisateur a une envie maladive de contrôler tout ce qu’il veut montrer sur le bout des doigts. Citons la scène de rêve où Thiên se retrouve dans les décombres d’un immeuble, pourchassant sa camarade qui ne cesse d’apparaître et de disparaître entre les ruines. Plongée dans le champ sémantique des fantômes, la séquence possède un étrange arrière-goût de chorégraphié : l’objectif étant de faire se faufiler le personnage de la jeune fille dans les creux des murs afin de donner l’impression qu’elle se téléporte d’un endroit à l’autre. Les enjeux que cela implique se dévoilent, une peur viscérale que tout cela n’a été construit que dans le but de faire joli.

Tout le piège de travailler en plan-séquence se referme, l’attirance du beau gratuit et facile guette et s’empare parfois de certains plans (le cadran d’une horloge fluorescente qui se démarque de plus belle une fois la lumière éteinte.) Si heureusement le cinéaste ne tombe jamais totalement dedans, cette impression parvient à chambouler un ensemble esthétique qui jusqu’alors se reposait avant tout sur l’écoulement du temps ininterrompu, et par conséquent la contemplation hypnotisée d’un instant. Le dirigisme maniéré entaille un principe déjà très sensible : laisser faire la caméra et transcrire au mieux l’écoulement infatigable de la vie, emprisonner la durée au risque de faire sombrer les plus inattentif·ves dans l’ennui par manque d’intérêt envers ce qu’iel regarde.

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Car c’est la contemplation du vide, ce rien étanche qui forme la modeste beauté d’un tel procédé. La frustration nait de ce sentiment acide que Pham Thiên Ân a constamment besoin de filmer quelque chose, donner un centre de focalisation à son plan pour le remplir, désire l’investir d’un sujet central qui est en réalité rarement nécessaire. Malgré la supposée ouverture de champ que proposent les mouvements de caméra et la largeur des plans, le cadre semble restreint par ce dirigisme et, curieusement, ne respire pas. Il devient immensément plaisant d’assister aux apothéoses qui surgissent du long-métrage, telle l’entrée progressive, timide et donc sincère dans le domicile du doyen Luu, et surtout ce stupéfiant travelling suivant une moto sur une route de village pour finalement s’enfoncer progressivement dans la brume sans un bruit, silence parfait à l’approche du portail vers un monde de songes.

Le film est cruellement pris à la gorge par ce qu’il veut raconter : sortir de son étreinte primaire pour s’ouvrir à un regard tourné vers l’ailleurs, la vie imprévisible prend ses aises, que l’on intervienne en son sein ou non. L’encourageant constat de ce premier long-métrage, c’est que le cinéaste n’arrive, pour l’instant, pas tout à fait lui-même à suivre ce chemin, réticent comme son alter-ego à se laisser absorber par les voix de l’inattendu. Mais si la conclusion pour le Thien derrière la caméra est la même que celle du Thien devant, terminant sa quête allongé, presque fusionné avec le courant d’une rivière, on ne peut espérer que le meilleur pour la suite de ses projets.

L’Arbre aux papillons d’or, écrit et réalisé par Pham Thiên Ân. Avec Le Phong Vu, Nguyen Thi Truc Quynh, Nguyen Thinh…
2h58 Sorti le 20 septembre 2023

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