Il est un qualificatif au sens multiple qui revient souvent lorsque l’on parle de cinéma, celui de “beau” film. On peut évidemment penser à l’idée de “plus beau des films”, comme le disait Godard à propos de Jeux d’été – et quelques autres – dans son article Bergmanorama (Cahiers du Cinéma, n°85, juillet 1958), qui pourrait s’appliquer à une poignée d’entre eux et suffire à en démontrer la pleine puissance. Mais plus simplement et automatiquement, il existe une étrange catégorie, celle du film “beau”, au sens joli, qui caresse l’œil gentiment voire le ravit dans ses grandes heures, mais qui n’a, tristement, parfois pas beaucoup plus à offrir. Chercher la beauté n’est en soi pas un crime, certains cinéastes s’en sont fait un credo, voyez Terrence Malick et ses Moissons du ciel dont chaque plan est digne d’un tableau de maître ; ou la virtuosité technique d’un Mikhail Kalatozov aux plans séquences et effets étourdissants. Seulement, ces artistes, “formalistes” comme on aime à les appeler n’ont pas cet unique rapport esthétique comme principe directeur. Leur audace visuelle se met au service d’un secret dont ils sont les seuls dépositaires – qui fait que chaque battement de cil de Tatiana Samoïlova dans Quand passent les cigognes ou chaque étape du travail du blé capturé par Nestor Almendros se doivent d’exister de la sorte – afin de faire naître ce qui importe finalement : l’émotion. On peut aisément arguer contre ce discours que Ramata-Toulaye Sy, jeune cinéaste franco-sénégalaise à la manœuvre de Banel & Adama, en est ici à son coup d’essai, et qu’elle ne joue pas dans la même cour que les illustres prédécesseurs cités. Nous y convenons volontiers. Cela dit, rien ne saurait justifier, pas même la maladresse de la jeunesse, ce qui semble être trop calculé pour mériter une quelconque compassion ou indulgence.
Banel & Adama est particulièrement symptomatique d’un certain malaise qui aura traversé une partie de la sélection cannoise de cette année. Film à sujet fort, chic et légèrement choc, qui ose une envolée finale à la poésie balourde et ringarde ; il rentre dans un panier où l’attendent sagement Club Zéro ou encore Le jeu de la reine. Pour autant, Ramata-Toulaye Sy s’en sort paradoxalement mieux que ses comparses, grâce, peut-être, à une certaine sincérité dans le regard qui compense, un temps seulement, l’échec global de l’entreprise. La comparaison avec Malick et Kalatozov, semblant exagérée au premier abord est en réalité loin d’être délirante. Banel et Adama s’aiment d’un amour surpuissant, de ceux qui refont le monde – ici littéralement, avec leur projet de dessabler une grande demeure enfouie – et qui se clament sur tous les toits ; d’où la manie de l’inlassable répétition du titre. Une romance introduite en voix off, pendant que Banel erre dans un champ de blé dont elle effleure les épis du bout des doigts, suivie de près par une caméra flottante. Difficile de ne pas penser au Malick dernière période, son côté faussement cucul agaçant mais qui cache, en réalité, une profonde mélancolie. Point de tout cela pour les deux amoureux qui prennent la référence à la lettre dans un premier degré confondant de naïveté qui arrive presque, au forceps, à charmer tant on sait que l’idylle est par avance condamnée.

Issu de la lignée du chef, Adama est contraint de prendre la tête du village mais il refuse, trop attaché à Banel et leurs projets. Le village s’en mêle, bien aidé par une cascade d’événements aux accents parfois surnaturels – attaque massive d’oiseaux qui pique les yeux (les nôtres, de spectateurs, pas ceux des personnages), tempête de sable et mort accélérée du bétail –, pour contraindre le jeune homme à embrasser sa destinée, ce qu’il finit ultimement par accepter. Il ne faut cependant pas se méprendre, car le cœur de Banel & Adama est certes cette esperluette qui les lie, mais surtout celui de son héroïne qui bat la chamade et veut en découdre avec une société trop attachée à ses traditions. Banel crie, geint, va-et-vient sans cesse vers son époux, leur maison rêvée, son travail aux champs, mais Banel s’isole peu à peu, et Ramata-Toulaye Sy fait de sa psyché le moteur émotionnel de son projet. Malheureusement, elle s’avère incapable d’illustrer cela autrement que démonstrativement à travers des effets au kitsch publicitaire (l’affreuse impression de flammèche qui surgit de temps à autre, des plans fixes tendant au sublime excessif type post Instagram de vacances au Sénégal pour épater la galerie) et séquence grossière d’illustration du crime commis par Banel – déjà lourdement sous-entendu auparavant – pour vivre son amour avec Adama, qui enfonce le clou de la romance maudite.
C’est à croire que derrière l’hystérie esthétique – chère à Kalatozov qui lui en fait une matière organique, sensorielle –, ce besoin maladif de montrer qu’elle transcende son sujet par une myriade d’artifices et une plasticité qui se voudrait sans pareille, la cinéaste camoufle un récit qui tourne rapidement à vide. C’est d’autant plus regrettable quand le “beau” empêche d’être “juste”. Le parcours de Banel et l’émancipation qu’elle recherche est loin d’être inintéressant mais manque cruellement d’impact face à l’absence de caractérisation du contexte dans lequel il s’inscrit. Ramata-Toulaye Sy se contente d’un canevas convenu, à base de traditions abstraites oppressantes, sans prendre le temps d’examiner les conditions réelles d’existence au sein du village, le rapport à la mort (résumé ça et là par deux/trois plans léchés de caveaux creusés ou de cadavres pour montrer que ça existe bien), à l’eau et la nourriture dans la période de sécheresse (complètement éludé sauf dans les dialogues, alors que Banel semble ne manquer de rien). Banel & Adama est à l’image de son héroïne, auto-centré et complaisant, agaçant et lassant, trop occupé à se regarder le nombril en délaissant le monde qui l’entoure.
Banel & Adama, écrit et réalisé par Ramata-Toulaye Sy. Avec Khady Mane, Mamadou Diallo, … 1h27
Sorti le 30 août 2023.