Dans les profondeurs d’une majestueuse Irlande du Nord où les dizaines de brebis arpentent la lande, Christopher Andrews s’essaie à la parabole biblique. Le personnage qu’il nous montre pourrait être le Bon Berger, celui qui abandonne son troupeau pour aller retrouver sa brebis égarée. Mais si, en revenant, le berger découvrait que la totalité de son troupeau avait été massacrée, énième élément déclencheur d’une colère destructrice sans cesse réaffirmée ? Le réalisateur britannique explique lui-même qu’il part de ce postulat sous-jacent pour parler du caractère violent des hommes. Bien qu’il s’inspire partiellement d’un épisode religieux, ce lien reste flou dans le film. Il s’intéresse davantage à des liens sociaux abîmés qu’à une certaine masculinité, imprégnée d’un héritage patriarcal tenace, qui les rend impossibles.
Cette question se manifeste dès l’ouverture du film, à travers un flashback. La première scène s’ancre autour d’une figure masculine principale, un certain Michy, réduite à une ombre narrative reléguée hors champ, qui conduit deux femmes à bord de sa voiture — seuls personnages féminins du récit. Leur attention est vissée sur ce conducteur fantomatique que nous identifions comme le fils de l’une, le petit ami de l’autre. La mère (Susan Lynch) lui annonce sa décision de quitter le foyer, que l’on devine plus tard minée par la toxicité d’un conjoint agressif et dominateur. La tension monte, le moteur gronde et la caméra s’attarde toujours sur leurs visages inquiets, laissant Michy, incontrôlable, dans l’angle mort de l’image. Invisible mais omniprésent, comme sourd aux paroles des deux femmes qui tentent de le raisonner, il provoque l’accident dans un geste de refus absolu. Après le choc, le plan bascule sur le visage ensanglanté de l’adolescente (Grace Daly) coincée entre les tôles de la carcasse renversée. Sans transition, une croix dressée au bord de la route : la mère n’est plus. Le visage de Michy, jusque-là tenu hors champ, apparaît pour la première fois lors du retour au présent. En plongeant d’emblée le spectateur in medias res dans cet évènement du passé, Christopher Andrews introduit la question de la masculinité à travers l’invisible. Une façon d’annoncer la carapace émotionnelle de ce personnage mutique, dont les sentiments contenus ne demandent qu’à éclater, à la manière d’une cocotte-minute.

La solitude émotionnelle de notre protagoniste est accentuée par le lieu isolé dans lequel se déroule l’intrigue ; au sommet d’une colline, loin de la civilité des grandes villes, là où subsistent encore deux fermes voisines. Deux pères, deux fils, deux regards. Le film construit sa narration autour de ces deux points de vue croisés — ceux de Michael et de Jack (Barry Keoghan) — entrelacés par quelques ellipses temporelles et flashbacks. Ce choix de montage tend à brouiller les repères du spectateur dès les premières minutes. Si cette confusion peut se justifier comme un écho de celle vécue par les personnages, cette complexité affaiblit la tension dramatique, là où une structure plus simple aurait renforcé l’impact du récit sans en altérer la profondeur. Transparaissent à travers les deux personnages, les figures paternelles incapables de tisser des liens fondés sur la confiance ou l’amour. Perdure, en filigrane, la transmission de cette incapacité à dialoguer, à écouter l’autre, à entrer en relation autrement que par le conflit ou le silence. La famille apparaît ici comme un état subi et complexe, coincée dans un système archaïque par le statut de ces paysans isolés. Lorsque Michael et son père, Ray (Colm Meaney), sont réunis — l’un invalide à cause de la maladie, prostré devant l’écran cathodique de son ordinateur qui peine à afficher des pages agricoles ; l’autre souvent attablé face à lui dans cette pièce unique dont la cuisine est maîtresse — ce sont soit des silences lourds, soit des éclats soudains, comme si leur rencontre ne pouvait se faire que dans l’affrontement. Et pourtant la figure du père, en tant que repère et autorité, demeure, persistante. Deux de leurs béliers sont dit retrouvés morts dans le terrain voisin, l’élément déclencheur qui pousse Michael à partir à la recherche du fauteur de troubles. Déterminé à « rapporter la tête du coupable » il s’empare d’un désir de vengeance orchestré par son patriarche. C’est une forme d’obéissance — une loyauté fondée non sur l’amour, mais sur la crainte et le devoir. On retrouve cette même dynamique chez Jack, sommé par son père Gary (Paul Ready) de tuer de ses mains les deux têtes de bétail qu’il a pourtant volées pour l’aider à surmonter sa détresse financière. Dans ces deux filiations, la figure paternelle exerce une autorité sur leur progéniture sans jamais se mouiller, l’un par incapacité physique, l’autre par une faiblesse qui touche à la lâcheté.

Cette dureté s’accompagne d’un isolement géographique rural où tout le monde se connaît sans prendre le temps de s’apprivoiser. Une thématique qui n’est pas sans rappeler As Bestas (Rodrigo Sorogoyen) où l’adversité des personnages fonctionne à travers de virulents dialogues de sourds dans une atmosphère également haineuse et majoritairement masculine. Là où l’œuvre hispano-française choisit le point de vue d’un couple étranger confronté à l’hostilité locale, Le Clan des bêtes part d’un conflit endogène d’où émane une violence transmise de père en fils. On pense aussi à l’Irlande archaïque et tristement isolée où cohabitent maladroitement les autochtones des Banshees d’Inisherin. Coïncidence de retrouver en Jack le comédien Barry Keoghan, qui revient au rôle du jeune adulte paumé entouré d’un environnement destiné à étouffer toute perspective d’avenir heureux, déjà incarné dans le film de Martin McDonagh. Ainsi la violence qu’on associe plus généralement à un milieu urbain dans nombre de récits, se déplace ici dans ces trois films contemporains. En l’ancrant dans ces paysages ruraux, les réalisateurs montrent qu’elle n’est pas née de la ville mais qu’elle y est imprégnée depuis que l’Homme existe. Comme inscrite dans leur chair, la violence, semble, à travers une nature évoquant souvent l’harmonie et l’innocence, s’enraciner dans un Eden perdu, perverti par la brutalité humaine. À cela s’ajoute une dimension quasi mystique où le paysage devient le théâtre d’un malaise croissant. Christopher Andrews fait des vastes landes vallonnées d’Irlande un terrain où s’expriment quelques propositions horrifiques. Il s’autorise à flirter avec le cinéma d’épouvante en jouant sur l’intemporalité du lieu et l’aura fantasmagorique qu’il évoque dans l’imaginaire collectif — celui des légendes de femmes hurlantes aux mélopées funèbres – les banshees – et des paysages brumeux où évoluent des créatures terrifiantes telles la Pooka ou la Dame Blanche. Portée par la bande-son de l’irlandaise Hannah Peel dont les coups résonnent au rythme solennel de la tension, l’ambiance transmet un sentiment de danger permanent. La musique du film s’impose étonnamment comme un élément moins mélodique que bruitiste : entre percussions assourdissantes et synthé métallique, elle rajoute une couche d’effet spectral à l’intrigue. Ainsi, l’insécurité plane et surgit dans des scènes où l’on pressent l’imminence d’une attaque à venir. Plongé dans une nuit profonde et froide, le décor naturel semble faire écho aux dangers de cette masculinité absurde et sauvage qui plane autour du troupeau. Jack se laisse embarquer par son cousin dans ce trafic consistant à amputer les brebis de leurs pattes arrière pour fournir un commerce illégal, animé par des perspectives d’argent facile et de fuite. Tous partagent ce désir d’échapper à une terre qu’on croirait maudite et marquée par la difficulté de vivre : la mère de Jack saisit une opportunité professionnelle à Cork, Jack et son père évoquent ensemble des destinations rêvées et Michael, cantonné au rôle d’aidant auprès de son père, à l’air prisonnier d’un quotidien sans perspective.

Cette nuit, la colline semble hantée par le Mal : les lamentations des brebis mutilées et agonisantes résonnent dans la sombre contrée avant d’être trouvées par leur berger, Michael. Nous ne voyons que très peu le massacre. Surtout suggéré à l’image, c’est par le son et les cris que le sentiment de malaise sensoriel nous parvient. Mais ces cris sont dissonants, n’ont rien d’ovin. Christopher Andrew, qui prête lui-même sa voix à cet étrange artifice, confère ainsi une forme d’humanité à ces animaux et en fait, plus que de simples outils narratifs, de véritables personnages.
Parmi cette effusion de mâles en perdition subsiste une femme, Caroline (Nora-Jane Noone). Adolescente devenue adulte, elle porte sur son visage les cicatrices du passé. Elle est le point de convergence entre ces trois hommes : Jack, son fils ; Gary, son compagnon ; et Michael, son amour de jeunesse jamais tout à fait refermé. Elle apporte parfois une forme de douceur dans ces liens, mais demeure elle aussi imprégnée par cette culture de la violence. C’est à travers une vitre, qu’on la voit, emportée par la colère et l’indignation, frapper son conjoint, ou, plus tard, braquer un fusil sur Michael.
Tous ont l’air pelotonnés dans un huis clos cadenassé. Par sa narration à double point de vue successif, Christopher Andrews ne prend pas parti : il ne s’agit pas pour lui de régler une querelle de voisinage et de tomber ainsi dans une forme de manichéisme mais d’aller chercher plus loin, aux fondements de cette violence plantée dans la terre où broutent les brebis, condamnées à reproduire le schéma. Les fantômes du passé et les querelles du présent mènent l’intrigue vers un déterminisme implacable où le sang et la haine prennent la place de la mélancolie, des mots et des larmes. Malgré un montage maladroitement alambiqué, frôlant par instants la confusion, Christopher Andrews nous maintient suspendus en ancrant son récit dans des dérives profondément humaines. Ici, le dialogue, élément fantasmé dans nos imaginaires en quête de solution, ne se fera pas. La violence ne se déracine pas mais s’étend jusqu’au sacrifice mortel. Conscient de ce fonctionnement humain défaillant, le cinéaste évite l’écueil des clichés virilistes et signe un thriller sensoriel où la violence est finalement condamnée.
Le Clan des Bêtes de Chistopher Andrews. Écrit par Christopher Andrews. Avec Barry Keoghan, Paul Ready Colm Meaney,Nora-Jane Noone… 1h46
Sorti le 23 avril 2025
