À tout juste 40 ans, Rodrigo Sorogoyen est un auteur-réalisateur important en Espagne. Après l’énorme succès critique d’El Reino en 2018 (7 Goya dont meilleur réalisateur) et le semi-échec de Madre en 2020 (malgré une séquence d’ouverture poignante), il vient présenter son premier film au Festival de Cannes 2022. Cette fois-ci, il questionne notre rapport à la ruralité, à l’intégration et au collectif avec l’arrivée de ces deux français dans une commune reculée et sinistrée en Espagne. Un résultat anxiogène souhaité par son réalisateur.
Antoine et Olga (Denis Ménochet et Marina Foïs) sont français·es et installé·es depuis longtemps dans un petit village en Espagne, dans une région très reculée. Iels viennent de s’opposer à leurs voisins concernant un projet d’éoliennes pour lequel iels sont contre alors que tous les autres voient la forte indemnisation de cette installation. La tension devient insoutenable pour le couple d’agriculteur·ices…
Rodrigo Sorogoyen est un maître dans la représentation de la tension. Déjà dans El Reino, lorsqu’il évoque la corruption politique, le suspense et la pression sont parties prenantes du scénario et de sa mise en scène. Dans As Bestas, il cloisonne cette tension autour de quatre personnages : Antoine, Olga, Xan et Lorenzo (les voisins espagnols). Iels concentrent toute la dramaturgie du récit. Sorogoyen lorgne nettement vers les codes du western pour certaines scènes. Notamment une scène de dialogue en plan-séquence dans le troquet du village, où les deux protagonistes (Antoine et Xan) sont assis à côté au bar, se regardent et discutent pour apaiser leur rivalité. Le cinéaste fait monter la tension, offrant des moments de répit entre eux sur cette scène jusqu’à l’inévitable lorsque Antoine commence à répondre à leurs insultes.
Malgré le synopsis, Sorogoyen ne distribue pas les rôles et les personnages comme étant les bons ou les mauvais, il garde une certaine distance pour montrer que les deux parties font des erreurs. Il égratigne la pensée locale qui se veut réfractaire à l’arrivée d’étranger·es prônant une agriculture différente (écoresponsable) sur leur territoire. Il critique également ce couple de français, arrivant sur un nouvel espace et qui se comporte en petit colon, prêt à insulter ses voisins et à ne pas comprendre leurs volontés avec ce projet d’éoliennes. La tension est contenue dans l’avortement de ce projet et autour des ressentis de chaque côté : ne pas essayer de comprendre à quel point cette installation est très importante économiquement et socialement pour les français·es et ne pas comprendre comment tout le monde peut avoir le même poids dans ce vote pour les locaux·ales.

Toute cette pression atteint son climax alors qu’il reste encore 30-35 minutes de récit, Sorogoyen démarre une autre histoire sur le choix de rester dans cette région. S’il appuie sur le déterminisme des locaux·ales qui ne peuvent bouger ou s’arrêter, il questionne aussi, à travers Olga, le fait de rester en phase avec ses convictions, ne pas vouloir se laisser intimider et continuer à tracer sa route malgré les craintes de sa fille. La notion de choix est ici emprunt d’un certain fatalisme entre ses valeurs et le vivre-ensemble.
Malgré tout, il y a quelques points qui interrogent dans le récit et la mise en scène. Le titre et la première séquence nous promettent une relation bestiale entre les différents protagonistes mais il apparaît que c’est la bêtise de chaque coté plutôt que l’animalité humaine qui dicte leurs choix. L’animalité ne s’exprime qu’à travers certaines scènes (certes très belles) alors qu’un acteur comme Denis Ménochet impose cette bestialité dans son regard et dans son language corporel. Le français a d’ailleurs un peu de mal à exister (même s’il se débrouille très bien) lors des échanges en espagnol, se faisant vampiriser notamment par Luis Zahera, exceptionnel.
Rodrigo Sorogoyen accouche (encore) d’une œuvre haletante, tenant le/la spectateur·ice par la tension inhérente du récit et des personnages. Il arrive à composer un thriller dans un espace rural aussi angoissant que n’importe quelle ville. Cette construction n’est néanmoins pas exempte de quelques facilités d’écriture, notamment dans la symbolique qu’il utilise avec trop d’insistances par moment. Il arrive, malgré tout, à ne pas tomber dans une version manichéenne de cette tension et à garder la distance nécessaire pour ne pas faire lui-même le procès des personnage. À ce titre, le dernier tiers du film offre un puissant propos sur la liberté et l’intégrité dans un espace souvent réduit à l’injustice et à la loi du Talion.
As Bestas, de Rodrigo Sorogoyen. Écrit par Isabel Peña et Rodrigo Sorogoyen. Avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera … 2h15
Sortie en salle le 20 juillet 2022.
[…] qu’il n’en approuve pas le fond. On retrouve les thématiques de l’excellent As bestas, où les locaux·ales se débrouillent avec ce qu’iels ont, valeurs auto-proclamées ou […]