[CRITIQUE] Matt and Mara : la nostalgie de l’insouciance.

Par le sursaut de Mara (Deragh Campbell) provoqué par des retrouvailles inattendues avec Matt (Matthew Johnson) alors que sa classe s’apprête à débuter, Kazik Radwanski souligne dès la première scène de son film la spontanéité qui fait défaut à une vie de couple avec enfant sans histoire mais dont l’évaporation de l’intimité est notable. Son époux Samir (Mounir Al Shami) vit de et pour sa musique (il est introduit guitare en main près de sa fille) et semble trop absorbé pour accorder plus qu’un hochement de tête quand la jeune femme le rejoint pour une répétition, trop occupé pour daigner répondre aux questions de Mara relatives à un voyage professionnel à venir. Le réalisateur, à travers de courtes scènes en champ-contre-champ où les étudiants de cette enseignante en écriture créative lui présentent leurs travaux, illustre une adéquation avec son milieu professionnel qui paraît déficiente dans son milieu familial.

Il n’est nulle question de l’autopsie d’un couple en rupture mais Radwanski sonde la profondeur d’un manque palpable lorsqu’un même plan les cadre. Un élément indiscernable entre le couple apparaît immédiatement quand Mara retrouve Matt : une complicité, un fil de pensée commun, une alchimie sous-tendant des années de côtoiement commencées lors de leurs études. Entre Richard Linklater (pour la trilogie des “Before”) et Woody Allen (pour les réparties et le sens de la dérision des deux intellectuels – comme illustré par leur altercation avec le gérant d’un café qui les met dehors sans subtilité), la mise-en-scène se bâtit sur le langage corporel, sur les moments de silence, sur les regards échangés. Le film réserve ses quelques traits d’humour aux interactions entre les deux amis, telles des parenthèses d’exclusivité qui viennent ponctuer la narration (pour exemple, leur jeu inopiné d’interpellations d’inconnus par le sourire dans les rues du centre-ville de Toronto).

Medium Density Fibreboard Films (MDFF)

Radwanski parvient à subrepticement provoquer une envie pour le spectateur de revenir aux scènes partagées par Matt et Mara quand ceux-ci retournent à d’autres occupations, nous plaçant comme réceptifs d’un languissement apparent pour Mara. Leurs réunions ramènent par ailleurs aux moments de partage que le couple formé par Mara et Samir semble avoir de la difficulté à atteindre : une séance de photos en préparation d’un renouvellement de passeport, des trajets en métro, un accompagnement vers une conférence aux États-Unis pour lequel Samir s’est en dernière minute désisté. Alors que les jeunes mariés sont majoritairement filmés dans leurs espaces fermés (salon, cuisine, appartement d’amis), les arrière-plans s’ouvrent plus largement quand la caméra suit les deux protagonistes (déambulations dans des rues passantes, arrêt imprévu aux chutes du Niagara). De plus, nous n’apercevons rien de la proche famille de Mara et Samir ; la seule référence à un lien familial extérieur vient de Matt dont le père mourant fait l’objet de touchantes scènes (l’émotion de Mara à son chevet est-elle seulement liée à l’état du vieil homme ou à l’absence d’une telle connexion paternelle pour son couple ?).

Le réalisateur évite les artifices de grandes scènes de conflits, à la montée de ton exponentielle où des mots acérés comme des lames blesseraient irrémédiablement. Deux scènes traduisent la délicatesse de l’approche du metteur en scène. L’une concerne une séance de jogging, Mara ayant demandé à Samir de courir à son rythme pour ne pas la laisser en arrière. Côte à côte dans leurs foulées, ils ne se parleront pas durant l’exercice. Mara conclut celui-ci finalement seule, son mari arrêté par une crampe disparaissant peu à peu du champ. L’autre se concentre sur une séquence de dîner où le réalisateur joue habilement avec les centres d’attention (regard actif de Samir quand le souvenir de concert est évoqué, regard baissé de celui-ci lorsque sa femme prend la parole) et où une dynamique d’exclusion s’installe. Tentant d’expliquer son désintérêt pour la musique et sa sensibilité supérieure aux écrits, Mara est instantanément rejetée et sournoisement moquée par le cercle de camarades musiciens de Samir. Matt, écrivain ayant connu son petit succès, appartient au même monde lettré que celle-ci. La reconnaissance de ses étudiants pour sa précédente publication, leur aisance à le laisser pénétrer leur classe catalysent l’attraction de Mara pour Matt. Le phrasé, la dégaine débraillée de Matthew Johnson, son humour agile (notables déjà dans son incarnation de Doug Fregin dans Blackberry, qu’il réalise en 2023) participent à l’attachement éprouvé pour le personnage, sentiment renforcé par le brouillage de piste opéré par Radwanski qui donne à celui-ci le propre nom de l’acteur. Il existe de plus une évidente synergie entre Campbell et Johnson qui avaient déjà partagé l’écran pour le réalisateur dans Anne at 13000ft (2019).

Medium Density Fibreboard Films (MDFF)

En filigrane cependant, le long-métrage questionne la pérennité de la connivence amicale. Matt exerce derrière son indiscutable amitié une sorte de domination sous-jacente sur Mara : le réalisateur n’a besoin pour l’évoquer que de deux séquences successives où Mara lit la biographie détaillée en quatrième de couverture de l’ouvrage de Matt et consulte ensuite sa propre biographie sur le site internet de l’université, terne et sans les éclats de la renommée comparativement à celle de l’écrivain. Matt est davantage volubile, extraverti (n’hésitant pas à apostropher grivoisement les supérieurs de l’enseignante lors d’un barbecue dont la frivolité et l’enjouement tranche définitivement avec le côté austère du dîner de musiciens de Samir), filmé dans un constant envahissement de l’espace. Lorsqu’une scène de furtif baiser sous l’eau des chutes du Niagara ou quand la main de Mara se pose sur le lit défait de Matt, l’amitié serpente en sinueux virages sur la route de la relation amoureuse, annonçant le danger d’une limite dépassable. L’impulsivité d’un Matt profitant de la conférence de Mara pour lui poser un lapin et passer une soirée avec une connaissance rencontrée dans l’ascenseur de l’hôtel où se tient l’événement révèle une immaturité (ou un héritage d’une insouciance étudiante) vers laquelle Mara ne peut se permettre de revenir.

Radwanski dessine ainsi Mara (une scène de doute suivie d’une scène de jeu avec sa fille la voit pullover relevé sur la tête, lui donnant une allure drôlement iconique) comme une silhouette charmée par la nostalgie de l’irrévérence, par la mélancolie d’une désinvolture qui l’avait jadis attirée chez Matt et autour de laquelle la force de leur amitié s’était forgée. Un balancement intrinsèque aux prémices de la vie parentale auquel il est aisé de s’identifier.

Medium Density Fibreboard Films (MDFF)

En refermant le cycle de rencontres entre les deux amis sur l’enterrement du père de Matt, le réalisateur fait miroir au deuil d’une amitié dont la nature ne peut se réincarner pour Mara. Un chapitre que le metteur en scène clôt en offrant la chance d’une scène de rapprochement entre Samir et Mara et par le replacement sur une étagère du livre dédicacé de Matt, confirmant une volonté de pudeur et de sensibilité, émaillée d’idées visuelles et narratives simples mais joliment émouvantes d’un cinéaste soucieux de l’authenticité de son œuvre.

Matt and Mara, écrit et réalisé par Kazik Radwanski. Avec Matt Johnson, Deragh Campbell, Mounir Al Shami…1h20
Presenté en compétition nationale au Festival du Nouveau Cinéma de Montréal
Dates de sortie québécoises et françaises indéterminées.

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