C’est la claque du cinéma français de cet été : La nuit du 12 a été régulièrement célébré depuis sa sortie pour son approche d’une affaire judiciaire avec une justesse et un humanisme qui n’annulent jamais la violence en son sein. On a rencontré Dominik Moll à l’occasion de la sortie en Belgique du film, l’opportunité de voir comment le réalisateur a conservé un cap émotionnellement fort au cœur d’un des meilleurs films de l’année.
Pour commencer, comment êtes-vous arrivé sur ce film ?
Dominik Moll : Ça a commencé à la lecture du livre de Pauline Guéna, 18.3 Une année à la PJ, que j’ai découvert par hasard. La quatrième de couverture m’a intrigué, ce qui avait amené Pauline Guéna à écrire ce livre, le fait qu’elle ait passé une année en immersion à la PJ de Versailles. Ce livre n’est pas un roman mais un récit de l’intérieur et je trouve toujours cela intéressant de découvrir des univers qu’on ne connait pas ou qu’on croit connaitre car ça a beaucoup été traité en télé, d’avoir une vraie version de l’intérieur. Rien que pour ça, j’avais envie de le lire sans me dire que ce serait en vue d’une adaptation. À la fin du livre, dans les deux derniers chapitres, elle parle de l’enquête « Clara », celle dont je parle dans le film, ici de façon très concentrée. Ce qui m’a plu, c’est la façon dont elle décrit comment un crime et une enquête peuvent hanter un enquêteur, le toucher intimement et le faire évoluer dans sa façon de voir son travail. Le point de départ était vraiment l’envie de parler de ça, de faire un portrait assez juste et documenté du travail de la police, même si c’est une fiction et pas un documentaire. J’avais aussi ce souci-là. Très vite dans l’écriture, quand on a commencé à travailler dessus avec mon complice co-scénariste Gilles Marchand, on s’est rendus compte qu’un des fils rouges du film et de l’histoire allait être ce que dit Yohan dans le film, « ce qui cloche entre les hommes et les femmes », puisque là, ce sont des enquêteurs hommes qui sont confrontés à la violence commise par d’autres hommes envers les femmes.
Il y a un jeu constant sur la frustration, notamment car on sait directement que l’enquête ne sera pas résolue. Même au niveau des interrogatoires, il y a cette impression. Comment avez-vous travaillé là-dessus pour nous mettre dans cette même sensation d’échec que le personnage principal ?
C’est vrai que le fait de savoir que l’enquête ne sera pas résolue nous met encore plus dans la peau des enquêteurs qui, à chaque nouveau suspect, se disent quand même « peut-être que ça va être lui ». Même si l’enquête ne sera pas résolue, on se dit que c’est un des suspects qui est le meurtrier. Comme eux, on est à l’affût du moindre indice qui pourrait nous dire « ça veut dire que c’est lui ». Après, les interrogatoires dans la vraie vie sont beaucoup plus longs que dans le film donc il faut trouver un équilibre entre le fait de les faire durer suffisamment longtemps pour que ce ne soit pas juste des vignettes et que ces suspects puissent aussi exister et raconter quelque chose sur les rapports hommes/femmes. Vous parliez de frustration, le fait de ne pas tout dire et montrer est aussi une façon de maintenir de la tension. C’est un équilibre à trouver, à l’écriture, au tournage, encore après au montage où on se rend compte que des choses peuvent être trop longues et doivent être resserrées. C’est vrai que c’est un jeu avec ça mais l’idée n’était pas de dire « on veut frustrer le spectateur », on veut quand même qu’il participe mais aussi à ce sentiment de frustration. Ce qui est important aussi, c’est que même si l’enquête n’aboutit pas, on ne voulait pas rester sur un sentiment d’échec, que tout ce travail ne sert à rien, … Ce qui est important aussi, c’est la façon dont évolue le personnage de Yoan et de voir qu’à la fin du film, il n’est plus dans le même état d’esprit et que même s’il y a eu des moments où il a pu avoir envie de baisser les bras, il retrouve grâce à la parole de la juge d’instruction et de la jeune policière l’énergie et la force de relancer l’enquête et se dire qu’il ne faut pas baisser les bras, il faut continuer à travailler. En ça, le film est aussi pour moi un éloge de la persévérance.

Est-ce qu’il y a eu une certaine difficulté à filmer la scène de meurtre ? Elle donne des indices et nous met en avant sur les personnages tout en devant nous laisser un peu sur un certain plan.
De difficulté, non, mais en tout cas, je me suis posé pas mal de questions sur comment la filmer. Déjà, est-ce qu’il fallait la filmer ou non? On aurait pu ne pas la montrer, avoir les policiers qui arrivent sur une scène de crime et avoir le corps de la victime sans voir ce qu’il s’est passé, mais il nous semblait important d’ancrer cette image dans la tête des spectateurs pour montrer la violence de l’acte mais sans aller dans une violence spectaculaire, gratuite et sensationnaliste. Il fallait la traiter de façon à voir ce que c’est mais sans qu’on ait l’impression de jouir de ce spectacle. Du coup, je me suis posé pas mal de questions sur la façon de la filmer. Donc on me dirigeait finalement vers quelque chose d’assez stylisé et avec un peu de distance dans un premier temps avec ces très gros plans sur le briquet, les yeux de la victime, etc. Puis ce plan très large fixe sans son direct avec juste la musique qui elle aussi ne dramatise pas ce moment, où l’on voit la victime en flammes traverser le champ. C’est évidemment des questions qu’on se pose. Après, on avait aussi la question d’un point de vue narratif qu’il ne fallait pas montrer le meurtrier car on ne sait pas qui c’est ! (rires). Voilà, l’idée qu’il soit cagoulé pour qu’on ne le voie pas, la lumière soit construite de façon à ce qu’on le voie le moins possible, comme une silhouette.
Après réflexion sur la scène, je trouvais ça important d’humaniser la victime. Vous installez ses derniers moments de vie et on se retrouve au final obsédé par cette histoire justement car on a assisté à cela, car on ne limite pas ce féminicide à un nom, … À quel point cela était important pour vous de garder cette humanité et ce besoin de résolution par rapport à ces nombreux cas de féminicides et de violences d’hommes envers des femmes ?
C’est vrai que dans une enquête policière ou un polar, traité en fiction ou en film, le risque est toujours de valoriser les enquêteurs, de les mettre au premier plan et d’en oublier la victime. Pour nous, c’était important que cette jeune femme continue de planer sur le film pour qu’on comprenne aussi qu’elle hante l’enquêteur. Du coup, c’était effectivement important de la voir au début pour qu’elle puisse nous rester en tête et de voir ensuite après la douleur de ses parents, de montrer qu’il y a des proches qui souffrent de la disparition de cette jeune femme. Ce ne sont pas des flics qui débarquent et mènent leur enquête. C’est pour ça aussi qu’en France, sur l’affiche, c’est la victime qui est mise en avant et se retourne vers nous comme si elle était en train d’être suivie. C’était dans un désir de la mettre en avant et bien montrer qu’il s’agit d’une personne qui a été assassinée et disparue.
Au niveau de la mise en scène, je trouve intéressant cet usage du champ contre-champ dans les interrogatoires où on est vraiment dans ce regard des policiers qui jugent. Puis, il y a cette discussion avec la meilleure amie avec ce plan qui les équilibre tous les deux. C’est tellement simple et doux en même temps. Comment avez-vous justement travaillé cet aspect ?
Je savais déjà que pour les interrogatoires et auditions, je voulais quelque chose d’assez osé pour montrer la tension entre un policier qui interroge et un suspect. J’ai l’impression que plus les choses sont posées et contrôlées dans la mise en scène, plus on peut sentir le bouillonnement intérieur des personnages alors qu’on voit moins de choses si la caméra s’agite. Vous avez tout à fait raison de parler de cette scène et de son dernier plan entre Yoann et Nanni, la meilleure amie de la victime, dans ce restaurant d’entreprise car c’est une scène centrale du film. Elle est d’ailleurs au milieu de celui-ci. C’est la première fois que l’on sent qu’il y a quelque chose qui vacille dans la tête de Yoann, que les paroles de Nanni lui reproche quasiment de mettre en accusation la victime. C’est vrai qu’à force de demander avec qui elle a couché et si elle a couché ou non, c’est comme si on sous-entendait qu’elle l’avait cherché. C’est vrai que dans le cas de violences contre les femmes ou dans les meurtres, si on apprend que la femme a eu une vie sexuelle assez active, il peut y avoir ce réflexe-là de dire qu’elle l’a cherché, ce qui est complètement dingue et absurde. C’est une scène clé, on sent que chez Yoann, ça commence à vaciller dans sa tête et qu’il questionne les réflexes qu’il peut avoir en tant que policier mais c’est vrai que ce n’est pas dans une confrontation violente. Comme vous le dites très justement, il y a une espèce de douceur là-dedans et c’est vrai que ce plan final de cette scène où on s’éloigne et où on les voit tous les deux , tant paumés l’un que l’autre dans ce grand espace, montre que ce policier qui est censé contrôler l’enquête et la situation n’a pas beaucoup plus de certitudes que cette jeune femme qui pleure la mort de son amie.

Comment avez-vous travaillé justement avec les acteurs jouant les policiers pour avoir cet équilibre entre une tentative de professionnalisme et de distanciation par rapport à l’affaire et en même temps cette émotion qui ne peut pas ne pas exister ?
Déjà, le livre de Pauline Guéna était très riche par rapport à ça car elle décrit les enquêteurs, les doutes, les coups de mou qu’ils peuvent avoir. Ce sont des êtres humains comme tout le monde, ces choses-là les atteignent. Les policiers font la distinction entre les vraies victimes comme Clara et des règlements de compte entre dealers, dans le milieu du banditisme, etc. où ce sont des gens qui s’entretuent et où ils se disent que cela fait partie des risques de leur métier. Quand c’est quelqu’un qui n’a rien à voir avec tout ça et se fait tuer, comme une vieille dame dans un pavillon par un cambrioleur, ce qu’ils appellent « les vraies victimes », cela les touche encore plus parce qu’ils peuvent très vite s’identifier, imaginer que c’est leur mère, leur fille, leur femme, … Donc comment trouver l’équilibre? C’est dans l’écriture, en essayant aussi de créer des écarts dans la façon dont les personnages réagissent, comme Marceau (Bouli Lanners) et Yoann (Bastien Bouillon). Ce dernier, c’est quelqu’un qu’on sent qui intériorise beaucoup, qui s’interdit quasiment d’avoir une vie privée et consacre tout à son travail, dans un respect très strict de la procédure mais car il sent qu’il a besoin de ce cadre-là pour ne pas exploser en vol. Pour le personnage de Bouli Lanners, c’est plus compliqué. On sent qu’il a atteint une espèce de trop plein, qu’il n’en peut plus de toute cette violence à laquelle il est confronté, lui-même dit que ça le rend haineux. C’est quelqu’un qui extériorise beaucoup plus, va dire les choses, laisser libre cours à ses émotions et sa colère. C’est ce qui va l’amener d’ailleurs à déraper et à faire des choses qui sont complètement hors procédure et peuvent mettre en danger l’enquête. Je pense que le fait d’avoir comme ça des comportements et des effets différents selon les personnages, cela crée aussi une tension -forcément aussi entre eux- et c’est de cette façon-là qu’on a essayé de travailler ça. Évidemment, chaque comédien, dans sa façon d’incarner la partition qui est écrite, apporte aussi plein de choses. Bouli, par sa générosité et son humanité, rend le personnage de Marceau plus attachant et Bastien, qui a beaucoup d’humanité et de générosité aussi (rires), joue beaucoup plus en retenue, avec les choses passant beaucoup plus par le regard et les paroles.
Au niveau des dialogues, il y a une simplicité et un côté très naturel qui fait que certaines informations passent avec un plus grand impact, comme le laps de temps par exemple. Quel a été le travail pour garder cette approche du réel du film ?
Encore une fois, le livre de Pauline Guena nous a beaucoup aidés, même pour les dialogues.
Je devrais le lire ! (rires)
Non non, il est vraiment super, il est sorti en poche en plus. Dans les dialogues, il y a déjà plein de choses super dans le livre. J’ai fait – mais pas du tout sur la même durée qu’elle – une mini immersion d’une semaine à la PJ de Grenoble où j’étais avec un groupe de la brigade criminelle du matin au soir et ça m’a aussi aidé à voir comment ils sont entre eux, comment ils se parlent, etc. Cela m’a permis aussi de rajouter quelques détails de dialogue par-ci par-là car ce sont des choses que j’avais entendues et c’est toujours enrichissant. On a essayé de trouver un équilibre entre effectivement une certaine véracité et un côté assez documenté tout en inscrivant tout ça dans une fiction car il ne s’agissait pas d’un documentaire.
Tout simplement, quels sont vos futurs projets ?
(rires) La réponse va être courte car je n’en ai pas pour l’instant ! Je ne suis pas un réalisateur avec plein de projets dans le tiroir et une fois un fini, il lance le prochain. J’ai toujours un processus de prospection où je me nourris de plein de choses diverses, de lectures, de films, de documentaires, mais quand même beaucoup de lectures. Cela peut être des livres de fiction, des récits comme celui de Pauline Guena, d’articles de journaux, … En attendant qu’il y ait un truc qui m’attrape où je me dis « tiens, j’arrive à me projeter dedans, je sens que je peux me saisir de ce sujet, de cette histoire ou de ce personnage » et de l’amener quelque part qui m’intéresse.