Qu’il est difficile de retranscrire la réalité des figures historiques… Cette litanie, qui semblerait presque l’introduction monologuée d’un long psaume mêlé de plaintes, s’avère bien réelle tant nous pouvons la prouver par l’exemple. Dans les œuvres dédiées à des figures historiques, qu’elles soient iconiques ou pas, et quelque soit le médium qui les présente, il est toujours question de choix, tant nous ne pouvons révéler avec exactitude la vérité d’un autre temps.
Dans le cinéma, et surtout dans ce carcan que nous nous plaisons à nommer “biopic”, les irrégularités sont nombreuses. En témoignent des temporalités proches, que les réalisateur·ices ont pourtant pu vivre elleux-mêmes, qui se retrouvent piétinées, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire, sur l’autel d’un sensationnalisme libre de toute fantaisie. Chacun·e y va de son interprétation : ce que nous voyons est avant tout un point de vue, souvent tronqué pour correspondre à un amour ou une détestation aveugle, d’auteur·ices qui peuvent sincèrement se penser doté·es de nuances, mais qui suivent avant tout, et ce n’est en rien un reproche, leurs orientations. La responsabilité commune est de comprendre, de ne pas prendre le carton “Inspiré d’une histoire vraie” pour acquis, et de ne jamais envisager un point de vue comme vérité unique. Si l’on revient, par conséquent, aux figures historiques d’un autre temps, force est de réaliser qu’il est encore plus difficile d’être juste, la documentation pouvant manquer, et surtout être contestable, permettant d’offrir aux discours des récupérations de toutes sortes, créant une réalité symbolique souvent éloignée de ce que l’intéressé·e représente. Ici encore, quand nous nous attelons à l’écriture critique ou analytique d’une œuvre traitant d’un moment de vie, nous devons nous interroger sur la pertinence de ce que l’on voit, sachant qu’il n’est en rien un mal que d’accepter un angle fantasmé, si nous choisissons de questionner la véracité des éléments présentés. Ces éléments de réflexion sont ceux de Jacques Rivette lorsqu’il décide d’aborder la vie de Jeanne d’Arc. Lui qui souhaite éviter que sa narration fictionnelle soit utilisée à des fins politiques – dans ses entretiens, il cite ouvertement l’extrême-droite – choisit d’épurer sa méthode, de retirer au maximum des éléments pouvant être sujets à sa propre interprétation, pour se maintenir à ce qu’il détient de factuel. Divisé en deux parties, Les batailles et Les prisons, son Jeanne la pucelle en gagne un caractère abrupt, difficile d’appréciation, mais qui offre une expérience ressemblant presque à un cadre de reconstitution documentaire.

Il est d’ailleurs amusant de constater combien la durée – 5h36 –, choix habituel pour Rivette, se marie avec cette volonté de ne jamais jouer de fiction pour étoffer ses plans, dynamiser un montage qui ici s’évertue à être quasi-inexistant. Le découpage, discret, ne change de plan que lorsque l’action s’y avère nécessaire, et que tout ce qui pouvait être raconté dans la réalité diégétique du cadre a été exécuté. C’est que le récit doit raconter est ici réellement dense, et comme un document d’histoire, doit prendre le temps d’être parcouru. Les éléments factuels, énoncés auparavant, se retrouvent dans les témoignages, issus de textes retrouvés dans les mémoires de diverses personnes ayant croisé la route de la Pucelle, et qui ici interviennent “face cam” pour ponctuer les plans. Après chaque séquence, l’un des compagnons de route de Jeanne intervient, pour conclure ce que nous venons de voir, et amorcer l’ambiance de ce à quoi nous allons assister. Il sied une impression d’être face à des guides de musée, qui interviennent tour à tour lorsque nous changeons de pièce, et que les acteur·ices entament la reconstitution. Un choix qui sert le propos, celui de retranscrire, et ne jamais interpréter. Un choix auquel il faut s’accoutumer, mais qui fait sens.
Cette volonté anti-spectaculaire atteint ses limites pour qui n’est pas passionné·e par le sujet, ou aurait du mal à s’adapter au rythme forcément lent. Pour coller à son énoncé, Rivette glace son ambiance, faisant de Jeanne la pucelle un objet froid, abrupt, à l’image de la prestation des comédien·nes, réduit·es au non-jeu le plus total. Les dialogues sont clamés, jamais interprétés, dans cette idée de ne jamais laisser l’acteur·ice prendre le pas, offrir une once de soi qui pourrait envahir le personnage. Un exercice loin d’être simple, où tout le monde, Sandrine Bonnaire en tête, prend corps, fait réceptacle de ces figures qui traversent l’écran. Le minimalisme démontré est lui aussi doté du même réalisme, lorsque nous savons que les batailles menées par la Pucelle pour contrer les invasions anglaises, et y opposer la royauté de droit divin, cœur de ses convictions, n’ont jamais été animées de grandiloquence. Point de scènes d’affrontement acharnés, mais de rares tintements d’épée, la majorité des conflits se réglant à l’arc depuis les remparts, et le plus souvent hors-champ. Sans musique, sans action au sens énergique du terme, Jeanne la pucelle peut ennuyer, représenter une expérience difficile, qui se voit moins comme un objet de cinéma – bien qu’une proposition sacrément osée – que comme un document d’histoire. Une scène cependant, celle du Sacre de Charles VII à Reims, dont l’ampleur gagne en intensité par la longueur de la séquence, et l’ornement cinématographique déployé pour magnifier le moment, se dénote, comme une volonté de Rivette d’ajouter un cadre profondément filmique à sa quête d’épure, un moment où son approche ne résiste plus à l’envie de chatoyer les regards.

S’il est question d’assise politique dans le point de vue apporté à cette adaptation de la vie de Jeanne D’Arc, c’est l’absence de caractère fantastique qui en détermine l’angle. Les fameuses voix que prétend entendre Jeanne, messagères de la volonté divine qui la guide dans sa quête et lui vaudra d’être brûlée en qualité d’hérétique, ne sont jamais montrées. Puisque nous ne sommes jamais du point de vue de Jeanne mais voyons tout à travers les récits narrés par les protagonistes extérieurs à ses frasques, il est normal que la caméra n’accompagne pas cette dernière lorsqu’elle s’isole pour parler à ses “anges”. Nous sortons du cadre du récit divin, qui aurait adoré mettre en scène le fameux buisson ardent du Christ, ou ici nous montrer la Pucelle communiquant avec l’Invisible, pour ne se fier qu’à l’oralité de celle qui, dans la pure tradition chrétienne, ne peut prouver ce qu’elle avance, ce qui de toute façon n’intéresse pas Rivette. Ce qui l’intéresse, en revanche, c’est l’autour, la manière dont le Roi, les chevaliers, pages, hommes d’église – avant qu’ils ne choisissent de prendre une route ne les menant pas à leur tour vers les flammes –, tou·tes les allié·es de Jeanne, qu’iels la croient ou pas, utilisent sa conviction et sa vitalité pour mener leurs quêtes. Que celles-ci soient de pouvoir, de volontés guerrières ou cléricales, la femme d’armes devient un prétexte, une opportunité à saisir tant elle parvient à galvaniser les troupes, et peut renverser l’échiquier politique mis en place par l’invasion d’Henry V. Une situation claire à l’écran, que Jeanne ne parcourt jamais complètement, venant se placer au centre des cadres, plantée là et interagissant avec tout le monde : si sa parole est cruciale, et lance les actes, le mouvement vient des autres, qui gravitent autour de sa figure, élément imposé qui maintient la symétrie, et nourrit tous les desseins. Lorsque Rivette évoque la récupération politique moderne, il rappelle qu’en son temps, Jeanne était aussi un objet de récupération, qui a autant influé qu’elle en a eu l’illusion. Ce n’est clairement pas ici qu’il sera crié “Jeanne, au secours”.
Bien étrange objet que ce Jeanne la pucelle, qui ose la lenteur et le non-divertissement absolu (à la fin de ces lignes, déterminer si l’on a ressenti du plaisir autre que la curiosité devant ce film reste un mystère entier) au profit d’un chapitre historien, qui tente de redresser les dires pour remettre un semblant de vérité. Une vérité forcément erronée tant, comme on l’a cité auparavant, tout document aussi précis soit-il a pu être interprété, mais qui sort de tout carcan, et s’essaie avant tout à une volonté neutre, qui justifie tous les choix de mise en scène. Le film est assurément bon, un pari réussi en tous points si l’on en comprend son énoncé. L’appréciation est une deuxième étape, qui est à la discrétion de chacun·e.
Jeanne la pucelle : Les batailles/Jeanne la pucelle : Les prisons, de Jacques Rivette. Écrit par Pascal Bonitzer, Christine Laurent et Jacques Rivette. Avec Sandrine Bonnaire, André Marcon, Martine Pascal… 5h36 (2h40 & 2h56)
Sorti le 9 février 1994