Pour Sidney Lumet, les dénonciations sont l’objet d’obsessions. En parallèle de ses fresques sur la corruption policière – qu’il illustre avec Serpico, Le Prince De New York ou encore Contre-Enquête -, il voue aussi une envie de s’attaquer au système judiciaire américain, où l’individualisme et le carriérisme entravent souvent les volontés de justice. Dès Douze Hommes En Colère, et bien après dans Le Verdict, on y voit un regard sévère quant à un système reposant sur des variantes parfois aléatoires, pouvant biaiser les jugements et, en conséquence, les sentences. Avec L’avocat Du Diable, il pousse cette culture de l’ego dans des enjeux manipulateurs, où les faux-semblants se mêlent à l’aveuglement volontaire.
Pour Jennifer Haines, le métier d’avocate commence à être fructueux. Après quelques procès gagnés, sa réputation n’est plus à faire, et elle se fait alors contacter par David Greenhill, jeune dandy fortuné accusé du meurtre de son épouse. Dans cette introduction rapide, nous mettant immédiatement en contexte, Sidney Lumet use de son talent pour nous poser des enjeux simples, et une question qui plane au-dessus de toute l’intrigue : David Greenhill a-t-il tué sa femme ? Nous déambulons au rythme de la caméra dans les affres de ce procès où les machinations se renforcent aux yeux des juré·es à mesure qu’elles s’éclaircissent pour nous. En totale confiance quant à l’innocence de Greenhill, dont l’arrogance et l’attitude le démontrent comme un assassin trop parfait pour être crédible, Haines est prête à tout pour vaincre dans cette entreprise difficile, y compris en allant jusqu’à falsifier des preuves pour renforcer l’alibi.

Plongeant tête baissée dans ce qui est clairement une guerre d’ego, Jennifer Haines se laisse emporter par la réalité du milieu judiciaire : gagner à tout prix. Maintenant que le dossier est accepté par sa firme, et malgré les recommandations de son bureau lui indiquant qu’il vaut mieux renoncer, il est trop tard pour elle, et si quelques soupçons lui suggèrent de repartir en arrière, la machine est engagée. Les gros sous également, et il n’est plus question de perdre : il est plus important de penser à sa carrière, de projeter une image de gagnante, quitte à défendre les pires salauds dont on connaît la culpabilité. Un succès qui malgré le caractère houleux des affaires apporte une estime publique (après tout, on peut même finir Garde des Sceaux, même en ayant les pires propos). Et dans un système où la seule victoire reconnue est l’acquittement, Jennifer s’insère dans une impasse inéluctable.
Toujours dans sa volonté de ne jamais trop en montrer, d’aller à l’essentiel dans sa mise en scène pour s’appuyer sur le récit et que tout serve son histoire, Sidney Lumet soigne ses aspects et notamment, chose qui a toujours fait sa qualité, sa direction d’acteur·ices. Rebecca de Mornay et Don Johnson nous offrent un duel au sommet épique, dont l’affrontement n’a d’égal que la sensualité de leurs rapports. S’il ne tombe pas dans le thriller sexuel, alors en vogue à l’orée des années 90, Lumet se complaît à flirter avec l’interdit, dans le jeu de manipulation où la séduction est de mise. L’homme fatal, le womanizer comme il se plaît à s’appeler, exerce son attraction envers une avocate qui, malgré un recul et une volonté de ne pas tomber dans le piège de son client, se laisse flatter plus que de raison. C’est d’ailleurs à mesure que les faits se dévoilent, et que le garde-fou de Jennifer – campé par un merveilleux Jack Warden – commence à exposer les coups fourrés, que la magistrate doit s’extirper d’un jeu où elle perd beaucoup quelle qu’en soit l’issue.

À l’instar d’Une Étrangère Parmi Nous, où Melanie Griffith campe une policière chargée d’enquêter dans le milieu hassidique, avec toutes les interdictions quant à sa condition féminine représentant divers obstacles, Lumet dresse avec L’avocat Du Diable un incroyable portrait de femme et d’émancipation. Il y montre celle qui doit se libérer des jougs de ses agresseurs, prenant plusieurs formes. Son client premièrement, dont le plan parfaitement préparé inclut d’utiliser sa condition féminine, jouer sur une fausse position d’amant pour qu’elle choisisse le silence sous couvert de faire éclater un scandale et de devenir complice malgré elle ; mais aussi celui d’un milieu professionnel impitoyable, où elle évolue seule, devant constamment faire ses preuves pour justifier sa place et où le moindre faux pas signifie la perte de tout ce qu’elle connaît. La cruauté de cette affaire prend un autre sens quand elle se retrouve prise aux mains d’une situation la dépassant. Une libération qui se doit de passer par l’acte radical, avec tout oubli d’une quelconque déontologie professionnelle, mais le regain d’une véritable éthique personnelle.
Lumet dresse une critique acerbe – qu’on lui connaît bien – de ces milieux aveuglés par la soif de réussite et l’appât du gain. Plus de notion de justice quand de gros billets peuvent régler tous les conflits, et quand l’image publique est plus importante que toute vérité pouvant déteindre sur les réputations. Lorsque chacun·e se doit de sauver sa petite personne, ce sont ces héro·ïnes mélancoliques et conscient·es des enjeux qui se retrouvent oppressé·es, aux prises d’un système qui trouve son fonctionnement dans ces bassesses et ne peut être atteint qu’au prix d’un lourd sacrifice. Jennifer Haines s’inscrit dans la lignée de ces portraits d’ailleurs, de ces révoltées choisissant de s’élever contre ces fausses conventions équitables en sachant pertinemment qu’à l’horizon, il n’y a que douleur et silence.
L’Avocat Du Diable, de Sidney Lumet. Avec Rebecca de Mornay, Don Johnon, Jack Warden… 1h47
Sorti le 8 septembre 1993
[…] renouant avec la notion de justice politique, qui se rallie au camp des puissant·es (Le verdict, L’avocat du diable) et où la raison doit agir par moyens détournés, et la corruption des factions armées du pays, […]