La fiction a de cette puissance qu’elle permet de mieux se réapproprier une réalité pour en discerner tous ses regrets, ses hantises, ses craintes et ses beautés. À l’aune du cinéma fantastique contemporain, Guillermo del Toro fait partie de ces modèles qui érigent, dans le terreau du cinéma de genre, des réflexions certes ancrées dans leur historicité mais résonnant avec logique dans les événements du moment. Reparler L’échine du diable dans un monde occidental marqué par la résurgence du terrorisme et plonger dans une quête de puissance toxique permet de mieux comprendre, par un prisme lié de loin certes, une forme de résonance temporelle plutôt amère, à l’image du film entier. Dans un monde en plein bouleversement, quel regard semble plus pertinent que celui d’un enfant ne sachant capter que par morceaux l’univers qui se fracture devant lui ?
Essentiellement constitué du point de vue de Carlos, jeune garçon emmené en orphelinat durant la guerre civile espagnole, le long-métrage développe une forme de cruauté narrative propre à cet âge dur, surtout durant une telle période. Pas étonnant alors que le lieu principal de l’histoire soit vu comme une forme de microsociété où les enfants rejouent la cruauté des adultes. Ces derniers, dans cette prolongation, ne sont que dans une forme de recréation où chacun·e cherche sa place, que ce soit celui de l’amoureux attentionné (Federico Luppi, touchant) ou bien du cruel prince déshérité (superbe Eduardo Noriega). Il n’est guère étonnant qu’au reflet d’une période marquée par les mort·es se dessinent les fantômes d’un passé bien trop proche.

L’introduction du long-métrage se joue de la figure fantomatique par le biais de sa première réplique, avant de faire apparaître son « monstre » par le biais d’un plan d’une telle simplicité qu’il semble désamorcer l’attente à ce sujet. La décision se révèlera normale tant, comme dans la plupart des films du réalisateur mexicain, la créature ne fait que révéler le vrai monstre dans une toxicité bien humaine. Ce n’est pas le fantastique qui terrifie, c’est la brutalité d’un affrontement où l’on ne sait comment pleurer ses victimes. Si Le labyrinthe de Pan approfondit le propos avec une richesse telle qu’il en est peut-être l’apothéose de son metteur en scène, L’échine du diable se développe moins comme un brouillon que comme une véritable base narrative et visuelle d’un cinéma bien moins simple qu’il n’y paraît.
La bombe dans la cour qui se refuse à exploser matérialise cette crainte d’une guerre qui, bien qu’elle se déroule loin de l’orphelinat, n’en crée pas moins des dégâts meurtriers par les frustrations diverses d’un personnage tragiquement nuisible. En représentant avec sensibilité l’horreur des affrontements et la terreur de la paranoïa ambiante, L’échine du diable ne constitue pas uniquement un des meilleurs films fantastiques du 21ème siècle mais bien un exemple de grand film comme la fiction peut nous permettre de développer dans son dérèglement du réel. Si Guillermo del Toro se montrait à l’époque comme un talent à suivre, revoir ce long-métrage conforte le bonheur d’être contemporain d’un tel prodige cinématographique…
L’échine du diable de Guillermo del Toro Avec Marisa Paredes, Eduardo Noriega, Federico Luppi, … Sorti le 8 mai 2002 (1h47)