Il y aurait tant de choses à dire sur Les ailes du désir, film d’une richesse folle en tous points. Wim Wenders, connu notamment pour son très beau Paris, Texas, revient ici en Europe après une expérience outre Atlantique qui ne s’est pas très bien passée et, alors que la guerre froide touche à sa ?n, livre une œuvre d’une ampleur dingue et d’une résonance encore actuelle.
Nous suivons deux anges invisibles existant depuis la nuit des temps. Damiel (Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander), errent dans Berlin, toujours séparée en deux, et écoutent les pensées noires des habitants, enfermés dans un quotidien morne et déprimant comme une prison, pour ensuite les recenser. Face à tant de tristesse, Damiel, las d’être simple spectateur de ce monde en perdition, souhaite devenir humain et la découverte de Marion (Solveig Dommartin), trapéziste paumée dans un cirque fermant ses portes, le touche et le fait se décider à quitter les cieux dé?nitivement. Perdre l’immortalité par amour, y a-t-il quelque chose de plus beau ? Certes, ce n’est pas tout l’enjeu des Ailes du désir qui, comme dit en préambule, traite de nombreux éléments. Pourtant, c’est bel et bien ce point qui ressort car, dans une capitale allemande montrée en ruines, Wenders vient presque naïvement apporter l’amour comme échappatoire. Mais pour que cela marche, il passe d’abord par une heure d’installation de ce monde dévasté où les complaintes lancinantes des âmes mortes de Berlin se mêlent aux mouvements ?ottants de la caméra, le tout sublimé par la photographie en noir et blanc d’Henri Alekan. L’ambiance est lourde mais la poésie l’emporte. Les voix-off alliées à la musique comme les citations sur l’enfance et l’innocence, grandement teintées de nostalgie au début, avec des gamins justement, dont le regard encore vierge sur le monde, leur permet d’avoir conscience de la présence des anges, tout est beau et puissant.
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Ces êtres ailés, condamnés à regarder l’humanité sombrer perdent progressivement, avec les humains, tout espoir et se mettent à regarder vers le passé, d’où les comptines sur le jeune âge où tout semblait plus gai et réconfortant. Mais là, le tour de magie intervient. Une virée au cirque change tout. Une vision, comme angélique, vient perturber notre ange et en un monologue intérieur, il est conquis. Comprenant la palette d’émotions permise par la forme humaine, et touchée par cette femme désespérée, il succombe et entreprend, poussé par un Peter Falk jouant son propre rôle à merveille, de perdre ses ailes. L’amour devient l’enjeu du ?lm et Wenders magni?e ce sentiment, lequel donne des couleurs éclatantes pour chasser le noir et blanc. La caméra cesse de voler et demeure à hauteur d’homme à mesure que Damiel, comme il apprend à distinguer l’orange du bleu, découvre l’humanité. Ganz sort de sa posture quasi mutique d’ange gardien spectateur du malheur pour devenir un homme en quête de vie, d’expérience mais surtout d’une femme qui l’a touché et dont nous savons qu’elle a eu conscience à un moment d’avoir une présence bienveillante à ses côtés. L’auteur joue d’une écriture minutieuse, avec un chassé-croisé qui prend aux tripes. On revisite des décors jusqu’alors mornes, que la recherche de l’être aimé et l’optimisme y étant attaché rendent dingues. L’ambiance punk rock de la capitale allemande, ressort des tréfonds et l’on se prend au jeu lors d’un concert de Nick Cave où l’enjeu est tant de ressentir la musique comme échappatoire d’un peuple désabusé que d’accomplir la syzygie, symbole de l’humanisation complète de Damiel.
Le questionnement existentiel de cet ange prend une dimension romantique folle et dévastatrice puisque la rencontre des deux êtres et la réussite de la quête de l’âme humaine pour Damiel dépend exclusivement de la décision de Marion. La femme est seule maîtresse du destin de celui qui a quitté un monde supérieur, à l’abri des affres de la vie humaine pour la rejoindre et partager ces tourments justement. Wim Wenders offre une œuvre blindée d’émotions, mélancolique et triste dans un premier temps pour virer dans un optimisme libérateur ensuite. Les ailes du désir est un ?lm hautement spirituel mais qui garde l’humain en son cœur. Le désir du titre, ici spinozien, vient créer un pont entre le ciel et l’Homme et nous amène, émus, à contempler l’abandon d’une immortalité dans l’espoir d’allumer une ?amme éternelle.
Les ailes du désir, réalisé par Wim Wenders. Écrit par Peter Handke, Richard Reitinger et Wim Wenders. Avec Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Peter Falk… 2h08
Sorti le 17 mai 1987