En cette fin des années 80, difficile de se faire une place dans le genre du polar à Hong Kong, dominé alors par le Heroic Bloodshed popularisé par John Woo avec Le Syndicat du crime. L’impact du film est tel à sa sortie que des films du même genre sont produits à la chaîne dans les années qui suivent. Comme toute mode, elle finit par lasser et les spectateurs hong-kongais se précipitent moins pour voir au cinéma des gangsters iconisés dessouder par dizaines ses ennemis.
C’est donc en plein déclin du genre que sort My Heart is that Eternal Rose. Le réalisateur Patrick Tam ne se contente cependant pas de singer le style de John Woo (et le vider de sa substance comme la plupart des clones sortis). Il se le réapproprie pour en faire une œuvre personnelle, où les fusillades spectaculaires laissent place à une œuvre plus intimiste à l’atmosphère envoûtante. Un choix qui n’est hélas pas du goût du public de Hong Kong, le film étant un flop à sa sortie, et une nouvelle démonstration des difficultés du cinéaste à plaire au public.
Réalisateur de la Nouvelle Vague de Hong Kong, Patrick Tam ne parvient en effet jamais, au cours de sa carrière, à trouver son public. Son premier film The Sword, un Wu Xia Pian réalisé pour la Golden Harvest, connaît un succès relatif malgré la qualité évidente du métrage. Bien qu’il démontre une forte capacité à varier les genres, le cinéaste enchaîne les échecs parfois cumulés à des expériences difficiles au sein de la production (il se retrouve exclu du montage de Nomad).
Patrick Tam ne parvient jamais à être véritablement en phase avec les goûts du public de la péninsule. Intellectuel, féru d’art et de philosophie occidentale, ses films sont imprégnés d’une influence européenne qui tiennent éloignés les hong kongais (John Woo en fait les frais avec le flop de The Killer en Asie, avant que le film ne fasse sa légende en Occident). My Heart is that Eternal Rose est l’échec de trop, qui marque la fin de carrière du réalisateur, ce dernier se retirant des plateaux de cinéma jusqu’en 2006 avec After This Our Exile, pour devenir professeur de cinéma.
Sorti en 1989, My Heart is that Eternal Rose se place donc en plein milieu du creux de la vague des Heroïc Bloodshed. Le cinéaste en profite pour amorcer plusieurs évolutions qui marquent le genre dans les années à venir. Les séquences d’action spectaculaires laissent ici place à des fusillades plus courtes, moins chorégraphiées tout en gardant la violence typique du genre. Un style qui trouve sa place entre l’héroïsme de John Woo et le stylisme exacerbe de Johnnie To. Les personnages masculins virils et amitiés fortes sont mises de côté au profit d’un triangle amoureux préfigurant le genre de la romance criminelle en vogue au début des années 90.
Le véritable personnage central du film est en effet celui de Lap (interprété par Joey Wong), jeune femme qui accepte de devenir la maîtresse d’un parrain des triades pour sauver son père, lui-même ancien gangster, après une mission ayant échoué. C’est en effet Lap qui est au centre des différentes attentions (de son père, du gangster Shen, de l’homme de sa vie Rick, et de Cheung), le point d’ancrage du récit autour duquel l’ensemble des évènements gravitent, et qui donne au film son ton mélancolique emprunt de fatalisme.
Une note d’intention exprimée dès le générique du film, où les noms défilent devant un bouquet de roses blanches (symbole de pureté et d’innocence) filmé en plan fixe et rythmé par le titre pop mélancolique de la chanteuse et actrice Anita Mui. Des roses blanches qui laissent place au détour d’une coupe à un bouquet de roses rouges (symbole de la passion amoureuse) en flammes. My Heart is that Eternal Rose est en effet un film terriblement fataliste, où les personnages perdent leur innocence, et où la fuite ainsi que l’amour sont impossibles.
Lap et Rick, présentés comme deux jeunes amoureux voient leur innocence et leur insouciance disparaître lorsque Rick est contraint de tuer un flic ripoux, entraînant sa fuite. Leurs vies sont changées à jamais, Lap devenant la compagne d’un parrain de la mafia, et Rick un tueur à gages (archétype du héros de Heroïc Bloodshed). Leurs retrouvailles des années plus tard symbolisent le fatalisme ambiant du film. Leur fuite est impossible, chacun ne pouvant échapper à sa condition. Quant à Cheung (Tony Leung Chiu-Wai), homme de main du parrain Shen et amoureux de Lap, ne peut qu’exprimer son amour de la jeune femme alors qu’il découvre toute la cruauté de son patron.
Un fatalisme ambiant exprimé par la superbe photographie de Christopher Doyle, chef opérateur de Wong Kar-Wai (de Nos années sauvages jusqu’à 2046), dont les différentes nuances de couleurs soulignent la chape de plomb qui s’abat au-dessus des personnages. Patrick Tam, quant à lui, déploie une imagerie classieuse dans des moments de suspension purement sensoriels (voir la superbe séquence dans le bar nocturne), varie les techniques de mise en scène mettant en évidence le propos du film (doubles focales et utilisation des miroirs et éléments de décor qui mettent en évidence l’importance de Joey Wong dans le récit), et sèche son spectateur dans ses moments de violence par des effets qui tranchent avec la norme, tels que ces arrêts sur images sur les impact de balles.
Marquant une transition du polar hong kongais vers un style plus romantique, délaissant les histoires d’hommes pour une histoire d’amour, My Heart is that Eternal Rose est malheureusement un échec à sa sortie. Injustifié pour une variation poignante, touchante et personnelle du Heroic Bloodshed, portée par un excellent casting (dont Tony Leung lauréat d’un Hong Kong Film Award du meilleur acteur dans un second rôle) si l’on excepte les cabotinages de Gordon Liu, et d’une beauté visuelle envoutante. Désormais disponible en copie physique, voici une belle occasion de découvrir cette petite perle du cinéma de Hong Kong et de plonger dans la filmographie de Patrick Tam.
My Heart is that Eternal Rose, de Patrick Tam. Avec Joey Wong, Kenny Bee, Tony Leung Chiu-Wai… 1h30.
Sorti en Blu Ray le 30 Juin 2021.