Troisième volet de sa trilogie centrée sur les réfugiés de la Guerre du Vietnam, Passeport pour l’enfer est à la fois le film de la reconnaissance pour Ann Hui en même temps que l’un des sommets de sa filmographie. Membre de la Nouvelle vague du cinéma de Hong Kong, la réalisatrice développe et s’affirme à travers un cinéma à l’opposé des standards de celui de la péninsule. Ann Hui tranche en effet avec le style ultra spectaculaire, loufoque et stimulant de Hong Kong par une approche dramatique, lente, centrée sur les personnages et beaucoup plus proche du documentaire.
Il faut dire que la réalisatrice débute sa carrière en réalisant des documentaires pour la télévision après avoir étudié le cinéma à Londres au sein de la London International Film School. C’est là qu’elle met également en scène le premier volet de sa trilogie sur le Vietnam, l’épisode Boy From Vietnam de la série Below the Lion Rock, un programme centré sur le parcours de citoyens de Hong Kong. L’épisode, comme son nom l’indique, est centré sur un adolescent ayant fui le Vietnam pour venir illégalement à Hong Kong. The Story of Woo Viet, second volet de cette trilogie, suit un immigré clandestin qui doit devenir tueur à gages pour survivre. Passeport pour l’enfer, quant à lui, est centré sur le quotidien de la population vietnamienne sous le régime communiste.
Les trois films ont en commun le destin tragique de personnages ayant fui ou cherchant à fuir le régime vietnamien de l’après-guerre. Une situation qui n’est pas étrangère aux habitants de Hong Kong, tout d’abord parce que la ville est à l’époque l’une des terres d’accueil de ces réfugiés, mais aussi parce qu’elle a connu une situation similaire par le passé. Après la prise du pouvoir en Chine par Mao Zedong, de nombreux chinois fuient le pays pour trouver refuge à Hong Kong, alors colonie britannique. Ann Hui s’intéresse tout au long de sa carrière à ces hommes et femmes déracinés tentant de trouver une vie meilleure dans un autre pays. On pense notamment à Zodiac Killers, variation moins réussie dix ans après de The Story of Woo Viet.
Passeport pour l’enfer raconte l’histoire de Shiomi Akutagawa, un journaliste japonais soutenant la cause du Nord Vietnam et photographiant l’arrivée triomphale de l’armée dans les rues de Danang. Il revient trois ans plus tard afin de documenter les mesures prises par le gouvernement, dont la création de Zones Économiques Nouvelles, accompagné de deux responsables des affaires culturelles du pays. Souhaitant sortir du circuit imposé, il erre seul dans les rues et fait la rencontre de Cam Nuong, une adolescente vivant avec sa mère et ses frères dans une extrême pauvreté. À travers cette rencontre, il découvre progressivement la réalité du régime vietnamien.
Le personnage du journaliste est à la fois un reflet de la réalisatrice et un référent pour le spectateur. Tout comme Shiomi, Ann Hui découvre en effet progressivement l’horreur du régime vietnamien et les conditions des réfugiés au cours de ses recherches pour la préparation de Boy From Vietnam, ce qui la motive pour creuser la thématique. Le spectateur, quant à lui, découvre progressivement la face cachée du régime en même temps que le journaliste. Deux séquences symbolisent parfaitement le propos de la réalisatrice.
Tout d’abord l’ouverture du film mettant en scène l’arrivée triomphante des soldats et chars nord vietnamiens dans la ville de Danang. Le photographe immortalise la scène, photographiant les soldats et la population, avant d’apercevoir un homme marchant à cloche pieds à l’aide de béquilles, se dirigeant vers des ruelles de la ville. La scène est filmée en plan-séquence, la caméra se focalisant d’abord sur le photographe, avant de prendre du recul et d’effectuer un mouvement de grue permettant de capter l’ensemble des éléments de la scène (la population, les soldats, les véhicules) avant de refaire le point sur le photographe suivant cet individu dans une ruelle. La réalisatrice coupe alors le plan-séquence, et montre cet homme marcher seul dans une ruelle déserte, la musique s’éteignant progressivement. Un plan représentatif du propos du film, qui montre progressivement la face cachée du régime derrière les apparences.
La seconde séquence sert de point de bascule pour le personnage de Shiomi Akutagawa, qui prend alors réellement conscience des atrocités du régime. Une scène à priori banale, faite de joie et de sourires, avant qu’un enfant ne prenne une grenade trouvée sur un chantier, et explose. Alors que les personnages courent vers les morceaux du défunt, un troisième porte un drapeau du pays avec lequel il recouvre les restes du corps. Le mouvement du drapeau sert de raccord entre le regard de Cam Nuong pleurant son frère et Shiomi prenant conscience de la situation, avant de conclure par un dernier plan du drapeau recouvrant le cadavre. Double métaphore, le drapeau recouvrant le corps de cet enfant symbolisant les horreurs que le gouvernement veut cacher, pendant que le raccord entre Cam Nuong et Shiomi à l’aide du mouvement du drapeau agit comme si le photographe ouvrait des rideaux pour découvrir la réalité de la situation.
Le film est symbolisé par ces deux séquences, véritable plongée progressive dans un pays dont le gouvernement, sans aucune opposition possible, contrôle la population, la maintient dans la pauvreté, et donne des illusions au reste du monde alors qu’en réalité il utilise sa jeunesse comme de la chair remplaçable. Ann Hui réalise dans le même temps une étude de caractères approfondie, telle une réalisatrice de documentaire plongeant au cœur de la population. On y suit longuement des séquences du quotidien d’une population sans but ni rêves. L’espoir n’existe pour personne, y compris pour les personnes ayant réussi à fuir dans l’un des bateaux pour réfugiés. Car nous savons dans quelle situation ils se retrouvent par la suite.
Passeport pour l’enfer peut être vu finalement comme un prequel à The Story of Woo Viet, tant on imagine le plan final du premier suivi par celui de Chow Yun-Fat au début du second. C’est finalement ce qui fait de ce troisième volet de la trilogie du Vietnam le film le plus puissant, le plus bouleversant et le plus dramatique. Un film qui confirme le talent de cette réalisatrice, par sa mise en scène comme par sa direction d’acteurs (il s’agit de l’un des premiers rôles d’Andy Lau). Le film passe près d’être en compétition au festival de Cannes, retiré au dernier moment suite à des protestations du gouvernement vietnamien, sous la pression du gouvernement français soucieux de conserver de bonnes relations avec les homologues d’Asie. Cette absence n’empêche pas le film de demeurer encore aujourd’hui l’un des plus grands films du cinéma de Hong Kong de cette époque.
Passeport pour l’enfer, d’Ann Hui. Écrit par Tai An-Ping. Avec George Lam, Season Ma, Andy Lau… 1h51
Sorti le 23 Novembre 1983.