Au sein d’une filmographie qui s’étend sur plus de quatre décennies, Oliver Stone s’est évertué à déconstruire les mythes d’une Amérique post-Seconde Guerre Mondiale, à exhiber les démons que son pays tente de masquer, et plus généralement à remettre en cause le positionnement du bon côté de l’histoire vers lequel les Etats-Unis aiment à s’auto-proclamer. Retour sur le début de carrière du réalisateur au sein du cinéma d’horreur indépendant alors que son nom est surtout associé à celui d’un scénariste talentueux mais sujet à la polémique par sa peinture du système carcéral turc (Midnight Express), de la vulgarité des années 80 (Scarface) et de l’intégration de la communauté chinoise aux Etats-Unis (l’Année du dragon).
La Reine du mal (1974)
Pour ses débuts dans le cinéma, Oliver Stone s’associe au producteur spécialisé dans le cinéma d’exploitation Lloyd Kaufman, fondateur de Troma Entertainement et figure controversée du cinéma d’exploitation autant par le mauvais goût de ses productions (où sexe, violence, et nudité sont la norme) que par sa personnalité exubérante et outrancière. Un personnage qui ne pouvait que s’entendre avec Oliver Stone jusqu’à devenir Directeur de production de son premier film, La Reine du mal. Un petit film d’horreur surprenant pour les habitués de la filmographie d’un cinéaste dont les œuvres phares sont très éloignées du genre mais qui n’en reste pas moins en tous points un film de son auteur .
Véritable expérience qui tronque l’idée horrifique pour se diriger vers le film d’atmosphère, La reine du mal joue sur le décalage entre les journées calmes et sereines, représentées par le plan introductif – un lac canadien sous fond de musique relaxante – et les nuits oppressantes dans lesquelles le romancier Edmund Blackstone (Jonathan Frid) reçoit dans son cauchemar la visite et persécution de trois des personnages de son dernier roman. L’échappée de l’écrivain auprès de ses quelques amis dans la maison de campagne qui borde le dit lac est l’occasion d’une accalmie rapidement perturbée par l’attaque d’un trio de personnages. L’annonce radio évoquant l’échappée d’un asile laisse présumer l’identité des individus, mais Edmund y voit la réalisation de son cauchemar éveillé. À l’image de son esprit perdu entre réalité et fantasme, le film axe son ton autour d’un home invasion viscéral mais aussi d’un trip psychédélique. Deux genres difficilement joints, qui rendent le tout bordélique et maladroit, tout en suscitant notre curiosité.

Il faudrait d’ailleurs ne pas tant s’attarder sur les personnages subissant l’irruption dans leur espace vital, ceux-ci étant juste placés comme décorum d’un dessein autre. Pourtant censés susciter notre empathie car héros de l’histoire, ils ne semblent pas tant intéresser le cinéaste. De l’artiste séducteur à la femme oisive jusqu’au vieil homme qui disserte cinq minutes au milieu du film sur le bien et le mal après une épreuve de survie – quitte à casser complètement le rythme du récit – le cinéaste ne réduit ses personnages secondaires qu’à des fonctions. Seule exception, le millionnaire Charlie Hughes (Joseph Sirola), capitaliste exhibant sa fortune et sa compagne comme des trophées, véritable salaud prêt à sacrifier quiconque pour survivre, une figure qui s’avère récurrente dans le cinéma de Stone et pour laquelle il démontre d’un certain mépris.
Sa fascination semble au contraire rejoindre le trio d’agresseurs, tout droit sorti – littéralement – d’un imaginaire de roman fantastique. Décidé à transformer sa Reine en véritable figure maléfique, c’est un enchevêtrement de décadrages et de contre-plongées que Stone opère pour accentuer la prestation de Martine Beswick, prononçant le mot « death » avec une lenteur inquiétante soulignée par un gros plan sur ses lèvres. Le regard à la fois perçant et mystérieux, la tête penchée en arrière et un sourire plein de sadisme lors d’un étranglement filmé comme un orgasme, nous retrouvons la beauté inquiétante de celle ayant malmené le plus british des agents dans Opération tonnerre (Terence Young, 1965). À ses côtés, Jackal le géant défiguré (Henry Judd Baker) et Spider le nain (Hervé Villechaize, que l’on connaît notamment pour une autre apparition chez James Bond dans L’homme au pistolet d’or (Guy Hamilton, 1974)) font figure d’acolytes de choix. À travers une scène d’exécution filmée sans dialogues, le cinéaste parvient à insuffler une dimension mythologique à ces deux personnages, la séquence se concluant par un très joli plan représentant les deux figures par leurs ombres.

Le caractère même de ces personnages annonce le joyeux bordel, illustré par le montage bancal bourré de raccords aléatoires. Lorsque Spider, au cours d’une même séquence, se trouve à la fois dans le jardin et dans la chambre, le spectateur se perd dans un espace mal défini. Au-delà de ces considérations visuelles hasardeuses, le scénario pâtit également d’un manque de rigueur. On peut citer l’apparition soudaine de rêves de la Reine par l’épouse de Blackstone, pourtant éloignée de la névrose certaine de son mari, sans que ce ne soit expliqué ou justifié, un effet servant juste à pouvoir servir la volonté formaliste de Stone qui, s’il s’amuse, se soucie peu de la cohérence de son tout. C’est d’ailleurs là que se trouve le charme du long-métrage : malgré les manques évidents, il y a toujours quelque chose à se mettre sous la rétine. Une scène de strangulation ponctuée de zooms brutaux sur la bouche et l’œil de la victime, un affrontement au couteau où la caméra opère de longs travelings à l’épaule, la curiosité et l’attention du spectateur sont toujours piquées.
Oliver Stone semble enfin projeter sa propre existence à travers le personnage d’Edmund Blackstone. À travers cet écrivain cherchant un épilogue à son récit, le réalisateur reflète sa propre tentative de devenir romancier, son manuscrit ayant été refusé par toutes les maisons d’éditions démarchées. À une époque où les portes du cinéma se ferment devant les scénarios de Stone (dont celui de Platoon qu’il finit par réaliser dix ans plus tard), ce dernier exprime toute sa frustration en maltraitant son personnage principal, quitte à exagérer les sentiments exprimés, ce qui caractérise son cinéma. Un véritable cauchemar éveillé filmé comme un bad trip par le cinéaste – alors en période de forte consommation de substances illégales – par une caméra qui se désaxe régulièrement et par des inserts d’images subliminales (un chien pendu revient régulièrement) dans la lignée de son court métrage d’étudiant Last year in Vietnam qui faisait des allers-retours entre le quotidien dans un appartement New Yorkais et des visions du réalisateur dans la jungle du pays alors en guerre. S’il n’évite pas les écueils d’un premier film tourné dans des conditions précaires, La Reine du mal porte la marque de son cinéaste, que l’on retrouve tout au long de sa carrière.

La Main du cauchemar (1981)
Pour son second film, Oliver Stone reste dans le cinéma d’horreur avec La Main du cauchemar. S’il est cette fois-ci adapté du roman The Lizard’s Tail de Marc Brandel, on y retrouve des thématiques et surtout des figures récurrentes, ici celle de l’écrivain frustré en proie à des hallucinations. Ce John Lansdale (Michael Caine), dessinateur manchot depuis un accident lui ayant coûté sa main, s’enferme dans sa solitude suite à la relation de plus en plus troublée avec sa femme Anne (Andrea Marcovicci) et se fantasme une réalité où la main, revenant d’entre les membres morts, assassine les personnes autour de lui. Mais comme on l’a déjà vu, chez Oliver Stone, les visions fantasmées deviennent souvent réalité.
Oliver Stone poursuit sa trajectoire dans le cinéma d’horreur horrifique, cette fois-ci soutenu par le studio Orion Pictures, dont c’est la première collaboration avec le cinéaste. Passé un générique proche de celui de La Reine du mal – un paysage paisible cette fois-ci filmé en hélicoptère et accompagné par un thème menaçant de James Horner par des petites boucles de piano aiguës – le cinéaste prend le temps d’explorer la psychologie du personnage principal, sa relation tumultueuse avec son épouse ainsi que les conséquences de la perte de son outil de travail. Frustré, en colère et principalement isolé dans le cadre, le personnage incarné par Michael Caine semble sortir de la frustration personnelle d’Oliver Stone à l’époque, alternant scénarios que les studios refusent de financer et dépossession de son travail par d’autres réalisateurs.

Un choix judicieux car Stone, en tant que dramaturge aguerri, parvient à placer le spectateur dans la tête du personnage de John Lansdale jusqu’à se demander s’il est véritablement pris de vision ou s’il est l’auteur des crimes qu’il voit. Lorsqu’il reste attaché à ses personnages, le cinéaste parvient à rester captivant et égratigne au passage la figure de l’artiste maudit dont on justifie le comportement par sa frustration. Toute l’empathie que l’on peut ressentir disparait à mesure que son attitude vis-à-vis de sa femme devient de plus en plus violente et oppressive, elle-même pleine de culpabilité quant à l’accident où elle tenait la place de conductrice.
C’est justement lorsqu’il s’éloigne de ses personnages pour arpenter les chemins de l’horreur pure que le film perd tout son impact. Thématiquement, l’idée d’une main tueuse comme prolongement de la psyché du personnage est une suite cohérente dans le parcours de John Lansdale. La gestion du suspense est remarquable au cours de quelques séquences où l’on reconnaît l’influence de Brian De Palma via l’utilisation du zoom sur un élément se démarquant du cadre comme lorsque la main se faufile dans la pièce alors que le spectateur se focalise sur un dialogue (on pense à Sœurs de sang (1972) et Pulsions (1980)). En revanche, si le travail d’animation de la main est très convaincant, les séquences de meurtres auraient gagné à être plus découpées pour gagner en impact visuel. Ainsi lors d’une tentative de meurtre de la main sur le personnage d’Anne, Stone fait durer les plans de la main étranglant la comédienne. Une manière de se focaliser sur son personnage, mais faisant perdre tout l’impact de la séquence, car on voit difficilement autre chose qu’une fausse main animée et une actrice.

C’est pourtant formellement que La Main du cauchemar se révèle une œuvre intéressante à plus d’un titre. Le réalisateur déploie un langage cinématographique qui lui est propre et détonne dans le cinéma horrifique. Travelings au ras du sol représentant le point de vue de la main, déformation de l’image ou encore jeu sur les couleurs (passage de la couleur au noir et blanc) font du film une œuvre singulière qui se démarque de la norme installée par le genre et annoncent la grammaire expérimentale qui caractérise la carrière d’Oliver Stone.
On cite souvent Platoon comme l’acte 1 de la carrière d’Oliver Stone mais son cinéma est en réalité déjà présent dans Salvador, long-métrage sorti la même année mais passé inaperçu face au triomphe de ce film de guerre devenu culte. Réalisé à une époque où le film de reporter de guerre est en vogue (Under Fire (Roger Spottiswoode, 1983), L’année de tous les dangers (Peter Weir, 1982) et La déchirure (Roland Joffé, 1984) sont sortis les années précédentes), Salvador se base sur les récits du journaliste Richard Boyle (James Woods), journaliste ayant couvert différents conflits dans le monde au Vietnam, au Cambodge et donc au Salvador pendant la guerre civile au début des années 80. Un personnage haut en couleurs porté sur l’alcool, les femmes, négligeant son allure et son compte en banque mais dont l’assurance naturelle lui offre les bonnes grâces du régime dictatorial salvadorien. Un homme qui ne peut que s’entendre avec Oliver Stone tant les deux personnages partagent le même esprit aventurier à tel point que le film est envisagé comme semi-documentaire, tourné en partie directement auprès des escadrons de la mort salvadoriens. Idée abandonnée mais donnant un aperçu du caractère du projet et de ses instigateurs.
Richard Boyle est immédiatement présenté comme un journaliste chevronné mais une personne instable, excessive et sur la corde raide. La première scène résume toutes ces caractéristiques lorsque le personnage se réveille dans son petit studio bordélique avec sa femme excédée et son bébé en pleurs, alors que le propriétaire l’exclut pour loyer impayé. Sentant une bonne opportunité de se refaire avec un reportage au Salvador alors en pleine guerre civile – pays où il s’était précédemment rendu pour un reportage auprès de la junte militaire – il part à l’aide de son ami Docteur Rock (James Beluschi) sur les routes d’Amérique centrale pour rejoindre le pays. Tous deux découvrent progressivement la réalité du régime dictatorial au pouvoir.

L’idée géniale d’Oliver Stone est de faire découvrir au spectateur la réalité du pays à travers le regard de ces deux personnages de gringos – comme diraient les hispaniques -, deux touristes qui partent en voiture pour faire la fête, se saouler et profiter des femmes du pays sans se soucier de la population sur place. Mais à peine ont-ils passé la frontière que l’on assiste à une exécution au bord de la route, comme message d’accueil du pays. La junte militaire, c’est l’horreur au quotidien, la torture, l’emprisonnement arbitraire, les meurtres perpétrés comme s’il s’agissait d’employés de bureaux. Quoi de plus logique que de retrouver une exécution sur le côté de la route, comme le quotidien habituel du pays.
Dans son récit, le film est une déconstruction des illusions portées par Richard Boyle vis-à-vis du régime Salvadorien. La structure se scinde en deux parties métaphoriques, la beuverie puis la cuite. Beuverie à l’image d’un film drôle et joyeux malgré son sujet, porté par le caractère et la bonhommie de ses deux personnages et parsemé de séquences humoristiques en décalage avec l’histoire du film (Doc reçoit une piqûre dans les fesses pour faire passer une sévère cuite). Des personnages à l’image des deux instigateurs du film que l’on imagine sans mal se biturer aux côtés des militaires qu’ils s’apprêtent à décrire comme les meurtriers et tortionnaires qu’ils sont. Un décalage complet entre le sujet et le ton du film qui trouve son apogée dans une séquence hallucinante où, au milieu de l’horreur d’un charnier de cadavres, le photographe John Cassidy (John Savage) disserte sur l’esthétisation de la mort.

La cuite, justement, représente la prise de conscience par Richard Boyle des atrocités commises par le régime envers sa population et son basculement vers la cause rebelle. Difficile de ne pas voir un parallèle avec le parcours personnel de Stone, anticommuniste dans sa jeunesse avant de basculer du côté des peuples opprimés par l’impérialisme des Etats-Unis. Un point de bascule exprimé par une séquence de dialogue entre Richard Boyle et l’ambassadeur américain au Salvador (Michael Murphy) sur le soutien du pays à un régime d’extrême-droite. Mêlant réalité et fiction, le réalisateur reproduit dans ce cadre des évènements réels tels que l’assassinat de l’archevêque Romero au cours d’une messe ainsi que le viol et le meurtre de quatre religieuses et d’une missionnaire. Des séquences qui apparaissent comme un choc pour le spectateur – la scène de viol est difficilement soutenable – par la manière de filmer frontalement ces séquences, comme si le réalisateur voulait plonger de force l’américain moyen dans la réalité du pays.
Dans la même idée, Stone plonge son spectateur au milieu du chaos qui parcourt le pays à l’époque, des scènes de manifestations réprimées par la junte militaire jusqu’à l’offensive finale des rebelles. Filmées caméra à l’épaule au milieu de la foule, tentant difficilement de suivre les personnages au sein de l’action à la manière d’un reporter sur place, ces séquences évoquent clairement un reportage directement au cœur des troubles. Perdu entre manifestants et militaires, le spectateur se voit d’autant plus secoué par les inserts d’images violentes (cadavres baignant dans le sang, personnes mutilées) donnant un effet de choc et de sidération. Par son imagerie instable, Salvador apparaît comme la version guérilla du cinéma d’Oliver Stone. Mais surtout le cinéaste puise son inspiration dans le cinéma soviétique – se définissant lui-même comme un enfant de l’agit-prop – en citant directement Sergueï Eisenstein dont l’utilisation du montage dans Octobre (1927) provoque le même effet de choc et d’excitation. Reprenant à son compte des images d’archives, le cinéaste appuie son message par le montage et la manipulation de l’image. Ainsi, le film s’ouvre sur les images authentiques du chaos suivant l’assassinat de l’archevêque Romero, commentées en voix off par un reporter attribuant la situation aux rebelles communistes avant de reconstituer la séquence plus tard dans le film, et démontrant qu’elle est l’œuvre au contraire des milices du gouvernement.

Quarante ans après sa sortie, Salvador reste une œuvre toujours aussi puissante. Principalement parce qu’elle reste terriblement d’actualité dans sa description de la politique internationale américaine et son soutien à des régimes dictatoriaux, Duarte hier, Poutine aujourd’hui. Que ce soit sous la Présidence Trump ou Reagan (une séquence se déroule alors que son élection est proclamée en 1982), les époques passent mais les pratiques restent, comme le traitement du pays envers les réfugiés issus d’Amérique centrale, sujet par ailleurs déjà traité par Oliver Stone avec le scénario de Scarface. Difficile en effet de ne pas penser aux charters d’individus renvoyés au Mexique ou en Colombie récemment avec l’administration Trump devant le plan final montrant Maria renvoyée au Salvador par la police. Une conclusion d’autant plus tragique qu’elle succède à une relation intense entre Maria et Boyle, dont la passion et la tendresse se ressentent par les longs regards énamourés de James Woods et Elpidia Carrillo, tous deux terriblement impliqués et concernés par cette urgence. Ce plan final ramène les personnages comme le spectateur à la cruelle réalité de ce pays.
La Reine du mal, d’Oliver Stone. Écrit par Edward Mann et Oliver Stone. Avec Jonathan Frid, Martine Beswick, Hervé Villechaize… 1h38.
Film de 1974, sorti en format physique en 2020 en France
La Main du cauchemar, écrit et réalisé par Oliver Stone. Avec Michael Caine, Andrea Marcovicci, Annie McEnroe… 1h44.
Film de 1981, sorti au format physique en 2021 en France.
Salvador, d’Oliver Stone. Ecrit par Oliver Stone et Richard Boyle. Avec James Woods, James Beluschi, John Savage… 2h02
Sorti en salles le 21 mai 1986.