Il y a parfois des moments où, les yeux rivés sur son écran, on se demande ce qu’on est en train de regarder, avec cette limite d’être à deux doigts de couper au sécateur les câbles de la télé, tant la qualité est défectueuse. Puis, il y en a d’autres où totalement perdu·e face à L’enchaînement d’images, la proposition formelle et thématique traversée, on est incapable d’avoir un avis quelconque sur le résultat de l’œuvre projetée. Impossible de savoir si l’objet se révèle brillant, ou incroyablement loupé. Il faut un petit temps pour remettre ses idées en place et réfléchir à comment agencer sa pensée. Schizopolis est l’une de ces curiosités les plus radicales, qui passe par des états divers et s’engouffre avec un aplomb désarmant dans l’expérimentation.
On le sait, Soderbergh est un véritable auteur qui aime chercher, découvrir, rouler sur tous les chemins. En alternant projets expérimentaux, plus conventionnels et « communs » au goût du public, il explore avec aisance le cinéma sous tous ses angles, en ne se reposant jamais sur une zone de confort. Même dans le moins bon et discutable, il y a toujours quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent, ou qui vient titiller et stimuler le/la cinéphile. Jamais rien ne paraît simple, et l’œuvre qui peut sembler si banale se révèle infiniment plus complexe. Schizopolis va plus loin, et représente comme une sortie de route, un moment de côté qui ne ressemble en rien au reste de la carrière du cinéaste. Le genre de geste désespéré d’absence ou de révélation dans une vie, où les envies et les idées vont au bout de la démarche, qu’importent les embûches.

C’est bien une œuvre si mal reçue à Cannes, et passée inaperçue des radars cinématographiques, qui trouve un cheminement logique. Le Golden boy des débuts semble être affecté par les échecs commerciaux qui jonchent le démarrage de sa carrière. Soderbergh en a assurément toujours sous le coude, mais le public et la critique ne sont pas au rendez-vous. Le jeune prodige peut se voir comme un cinéaste finalement scolaire, qui s’inspire d’aînés sans transcender son sujet, qui fait un travail propre et efficace, mais sans injecter un grain de folie. Le premier des benêts trop imbu de lui-même et sûr de ses choix de carrière, n’aurait même pas aperçu que quelque chose cloche, sans l’intelligence de questionner son cinéma et la manière de le concevoir. Soderbergh en a conscience, il faut faire autre chose, chercher à montrer de quoi son univers est habité, ce qui l’anime et dont son intérieur regorge.
250 000 dollars de budget, un rôle-titre pour le réalisateur, sa compagne de l’époque, sa fille et son père au casting, une équipe réduite et un tournage sur 9 mois à Bâton-Rouge quand bon lui semble. La volonté de rester dans le film le plus simple possible, avec quelques mots écrits pour le scénario et les scènes entièrement improvisées. Le métrage fait appel à notre ressenti, et chaque spectateur·ice a une vision différente des choses, une substance à retirer qui serait intéressante à comparer et analyser.

Lorsque l’aventure commence, c’est un carton d’invitation bien étrange lancé par Soderbergh, seul sur scène qui s’adresse à l’auditoire derrière son écran. « Dans le cas où vous trouveriez certaines scènes ou idées confuses, gardez s’il vous plait à l’idée que c’est de votre faute, pas de la nôtre. Vous devrez voir ce film encore et encore jusqu’à ce que vous compreniez tout. » Convaincu qu’il faut prévenir avant de lancer les hostilités, l’individu qui désire s’embarquer dans un voyage en absurdie n’est pas pris pour un·e idiot·e. Il faut peut-être des dizaines de visionnages pour tout assimiler, comprendre la totalité des scènes, mais ce qui résulte de la pensée de l’auteur, n’est pas forcément acceptable ou logique pour un·e autre. Le genre d’OVNI qui divise forcément, entre les défenseur·se·s d’un cinéma très construit, structuré, rationnel, et les amateur·ice·s d’expériences bizarroïdes et insolites. Tant dans le montage expérimental, que dans l’enchaînement de scénettes pas toujours réussies et parfois absentes de toute idée. Mais toujours avec un amusement du manque de sens global.
Schizopolis s’appréhende comme un monde désintégré, dans lequel la personnalité n’a plus de discernement, la réalité se floute et le contact se perd. Ce n’est pas un film, mais le résultat d’un esprit à la pensée distordue, qui rote par à-coups ses perceptions, ses émotions, ses hallucinations, qui tente de communiquer des idées confuses, qui ne s’assemblent jamais dans le bon ordre. Il y a l’idée d’une philosophie de l’absurde et d’un théâtre ionescien, l’effondrement du langage, pour une solitude et un vide qui hantent les personnages. Cette absence d’échanges concrets et censés entre humains.

Dans une société moderne où les employé·e·s se disputent une promotion, stressent, se sentent mal à l’aise, calé·e·s sur un rendez-vous masturbatoire dans les W.C, et en viennent à être dévoré·e·s de tics faciaux devant un miroir. Des êtres qui communiquent en codes incompréhensibles, comme si un robot mécanisé remplaçait la manière de composer une phrase. Un couple adepte de la platitude, avec la politesse de simplement saluer le retour à la maison, qui échange des banalités, n’a aucun intérêt pour découvrir et s’intéresser à l’autre. Alors, lorsque l’homme change de langue et se met subitement à s’exprimer en japonais, français ou italien, la femme ne remarque même pas le changement, et la conversation continue toujours plus loin dans l’absurdité. Ce contresens même qui provient de l’environnement, de la consommation, et de toute l’évolution des valeurs et des époques. Ces humains présentés par Soderbergh, ne sont que le reflet d’une planète extrême, où il est si facile de se laisser emporter, et qui n’est qu’une carte postale de l’horreur.
Bien loin d’être une œuvre traditionnelle de cinéma, Schizopolis se vit autrement. Une tentative désespérée de son auteur de montrer jusqu’où il peut aller, et emmener l’expérimentation. La majorité trouvera ça inexplicable et imbuvable, l’autre se laissera tomber juste un instant au pays de la schizophrénie. Passionnant sans être parfait.
Schizopolis de Steven Soderbergh. Avec, Steven Soderbergh, Betsy Brantley, Devid Jensen… Sortie le 09 avril 1997.