Porté par un couple de cinéastes radicaux et inspirés, La Bouche de Jean-Pierre ouvre la carrière de cinéaste de Lucile Hadzihalilovic, une réalisatrice méconnue et pourtant essentielle à l’œuvre de son compagnon Gaspar Noé, mais également pour les cinéphiles ayant eu la chance de pénétrer dans l’univers mystérieusement hypnotisant de cette metteuse en scène.
Tourné simultanément avec Seul Contre Tous sous l’égide de leur boite de production Les Cinémas de la Zone, ce court-métrage de 48 minutes montre une connivence certaine entre l’univers de Lucile Hadzihalilovic et celui de Gaspar Noé, qui y effectue le découpage, le cadrage et la direction artistique. La patte de l’un et de l’autre sont difficiles à discerner, car ils travaillent de concert durant les années 90, Hadzihalilovic s’occupant chez Noé du scénario et du montage. Rentrons dans le vif du sujet avec l’ouverture du film, qui en seulement quelques plans et une ambiance sonore épurée, expose avec assurance ce que le film développe dans son intégralité.

Une banlieue sinistre de nuit. Des rues vides, des enseignes de magasins usées, des bâtiments en béton dont l’architecture inspire tout sauf l’envie de séjourner dans le quartier, le tout accompagné d’une bande son pesante (car très minimaliste) pour nous accueillir comme il se doit. Seuls de vieux lampadaires éclairent l’ensemble que le scope 16mm n’adoucit pas, bien au contraire. La lumière se veut dure et brutale, d’autant plus que le jaune des lampadaires se retrouve englouti par une lueur verte et poisseuse qui submerge tout.
Alors que les coupes successives nous font rentrer dans ces bâtisses, nous entendons les cris d’une femme qui nous emmène au cœur de l’action : une dispute de couple au premier plan, tous deux bords cadres, et à l’arrière-plan, au centre, la porte de la chambre de la petite Mimi. Le spectateur peut constater de façon équivoque le lien que la cinéaste crée entre les deux couleurs dont nous avons parlé auparavant : le jaune et le vert. Que ce soit l’éclairage ou encore la direction artistique, tout est fait pour mettre en opposition ses couleurs, dans l’idée de figurer ce qui sera le thème central de l’œuvre : La perte d’innocence d’une enfant découvrant et rentrant malgré elle dans le monde cruel et désespéré des adultes.
Alors que le mari quitte le domicile familial, la mère, l’ayant menacé de se suicider, s’exécute et s’empare de pilules cachées derrière le miroir de la salle de bains. C’est alors que la dialectique de la cinéaste apparait au regard du spectateur. Si déjà les deux couleurs s’entremêlaient, la réalisatrice, en dévoilant avec parcimonie les différentes pièces de l’appartement, réussit à montrer les deux mondes qui s’opposent et le passage obligé de l’un à l’autre. L’introduction du personnage de Mimi devient une note d’intention : une très jeune adolescente observe sur le pas de la porte des adultes en souffrance. L’ingestion des médicaments par la mère devient un acte dépassant des conséquences personnelles, puisqu’il est perçu par sa fille, ce qui est signifié par un jeu de gros plans entre le regard de Mimi et la bouche de sa mère.

Par un astucieux raccord où nous voyons la mère avaler une pilule verte, Lucile Hadzihalilovic opère un changement de séquence, nous faisant passer de l’appartement à la chambre d’hôpital de la mère en pleine convalescence. Plus que de faire avancer l’intrigue, ce raccord permet à la cinéaste de montrer le basculement inévitable que s’apprête à vivre Mimi. Pour appuyer la passerelle entre innocence et dure réalité, la fillette est savamment affublée d’un pull bleu verdâtre, couleur résultant du mélange du jaune et du vert, donnant la couleur bleue. Mimi est à la frontière entre l’enfance et l’âge adulte, univers dans lequel elle est propulsée alors qu’elle est envoyée chez sa tante et son nouveau compagnon : Jean-Pierre.
Après une séquence de bus glaçante ou la tante de Mimi se révèle d’une dureté et d’une froideur indescriptibles par rapport à l’état de sa sœur, Lucile Hadzihalilovic nous propose, avec une approche similaire à celle de l’introduction, la découverte du nouvel environnement de l’intrigue. La façade d’une nouvelle résidence installant un climat sinistre, le palier du nouveau foyer et les différentes pièces de celui-ci. Par la dialectique colorimétrique précédemment instaurée, nous sommes en terrain connu, et ce n’est pas de bon augure. D’autant qu’un détail frappe le spectateur, les rideaux de la cuisine qui arborent des spirales aux contours verts et aux cœurs jaunes, appuyant la fatalité et surtout le déterminisme du récit. Le projet de Lucile Hadzihalilovic dépasse le cadre d’une famille et de ses affres, comme l’indique directement le carton ouvrant le film : « La France Aujourd’hui ». Malgré le style méticuleux et léché de sa cinéaste, La Bouche de Jean-Pierre parle d’une situation socio-politique d’un milieu très précis: les prolétaires banlieusards, laissés pour compte, ghettoïsés, et dont le seul rapport à l’extérieur de leur milieu se retrouve être des images et des sons d’une violence démoralisante ne pouvant les aider à s’élever et à vivre dans l’optimisme. La cinéaste l’a bien compris, et c’est de cette manière qu’elle ouvre la majorité de ses séquences.

C’est dans ce contexte que nous découvrons, au travers du regard de Mimi, le fameux Jean-Pierre, lors d’une scène de coït pour le moins « bestiale », ce qui colle vraisemblablement à l’idée que le spectateur se fait du protagoniste. Lucile Hadzihalilovic, dans un registre que l’on pourrait qualifier de deleuzien du naturalisme1, dépeint le logis de substitution, comme le terrain de chasse d’un prédateur, dont l’appétit vorace ne se limite pas à la tante de Mimi, mais bien à Mimi elle-même. Ce parti-pris prend notamment forme lors d’un instant de cinéma à la fois simple et terriblement efficace : Mimi est plongée dans la lecture des lignes les plus célèbres du Petit-chaperon rouge de Charles Perrault lorsque le téléphone sonne. Sa tante s’empresse de décrocher, répondant à son interlocuteur en dévoilant son nom, qui se trouve être celui compris dans le titre du film. L’enfant, comme le spectateur, en lisant les lignes du fameux conte, se trouve en pleine phase d’imagination, créant un lien entre le texte et la diégèse. Cette scène dévoile la profondeur du récit mais aussi le dialogue que la metteuse en scène cherche à créer avec le spectateur. Si un cinéaste lambda serait resté sur une condamnation domestique des actes qui se déroule(ront), Lucile Hadzihalilovic, sans retirer la culpabilité de Jean-Pierre, dévoile avec brio une certaine crise des images, un problème systémique qui ne crée que la paranoïa de ceux qui la subissent. Pour être limpide, disons que si la cinéaste figure le personnage de Jean-Pierre comme un prédateur, les émissions, journaux, pornos et informations qu’il visionne, ont mis en germe son comportement pulsionnel, ainsi que celui de ses congénères en tête, comme le confirme la séquence ou le néo-couple regarde le programme Le Glaive et la Balance, dont l’objet se trouve être des crimes commis sur des enfants.
Au fur et à mesure que l’intrigue avance, l’étau se resserre autour de Mimi. Si elle est dès son arrivé confinée dans l’entrée, ayant comme chambre un simple placard où elle n’est protégée que par un rideau, le comportement de sa tante et de son compagnon perturbe la jeune fille qui, à son tour, subit la cruauté de ce climat anxiogène. Mimi n’a comme refuge que le contenu de sa maigre valise, des poupées et des ouvrages que Hadzihalilovic a soigneusement choisis. Charles Perrault étant déjà cité en préambule, c’est surtout la présence continue du Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll qui interpelle. Avec ce livre jeunesse, nous retombons sur nos pattes et retrouvons le thème de l’enfance, plus particulièrement celui de l’importance de garder son âme d’enfant pour voir la beauté du monde, peu importe la situation. Si la forme du récit se rapporte sans cesse aux codes du contes ou de la fable (on pense au carton où est inscrit « Moralité »), Mimi ne peut être Alice, car si cette dernière tombe dans un gouffre dans lequel elle vivra un récit initiatique dont le dénouement se verra positif, Mimi ne peut que chuter dans La bouche de Jean-Pierre, dans un monde submergé de vert, un monde sans refuges et sans repères. Pourtant il y a des espaces qui sont présentés comme des oasis. Figurés par la couleur blanche, on retrouve notamment l’appartement de jeunes immigrés vivant sur le même pallier. Quand Mimi se retrouve mise sur le pas de la porte par sa tante, elle est accueillie par ses jeunes gens au caractère paisible et à l’ouverture évidente. Mais ce havre de paix sera balayé, comme tous les autres, par l’emprise de Jean-Pierre qui vient repousser sa culpabilité et sa colère sur les immigrés, eux qui n’ont pourtant rien fait et dont une bonne partie de la résidence demande l’expulsion.
Vient l’instant fatidique, celui où Mimi et Jean-Pierre se retrouvent seuls dans l’appartement. Tourné dans le salon dont la décoration cherche à figurer une forêt vierge, la cinéaste préfigure la terrible scène de viol réalisé quelques années plus tard par son compagnon dans Irréversible. Filmé en plan séquence, l’acte s’étire, et nous assistons impuissants à cette scène terrifiante, qui même si elle n’ira pas jusqu’au bout (Jean-Pierre se ravisant au dernier moment) traumatisera à jamais Mimi qui ne pourra plus faire face à cette réalité. Reproduisant les gestes de sa mère, elle décide de passer De L’Autre Côté du Miroir pour la rejoindre, mère qu’elle n’a eu cesse d’entendre et voir lors de rêves/visions télépathiques qui sont autant des rappels au Shining de Kubrick, que des instants de cinéma à la puissance folle, car mystérieusement abstraits, donnant au spectateur le choix d’interpréter ce qu’il y projette…

Lucile Hadzihalilovic porte au pinacle la virtuosité de sa mise en scène, lors d’un montage giallesque à l’allure psychanalytique où le refuge premier de Mimi, sa chambre, s’évanouit dans un fondu au blanc des plus évocateurs. Mimi, maintenue à la vie par un lavement gastrique, voit désormais le monde en vert, et nous aussi.
La Bouche De Jean-Pierre de Lucile Hadzihalilovic. Avec Sandra Sammartino, Denis Schropfer, Michel Trillot… 48min.
Sorti le 9 avril 1997
- L’Image-mouvement, Gilles Deleuze, Éditions de Minuit, 1983, «De l’affect à l’action: l’image-pulsion », p. 173 à 195