Entamons cette critique par une analogie gustative : Les feuilles mortes d’Aki Kaurismaki se déguste comme un bonbon acidulé. Le film présente un savant mélange de comique dialogué et de mélancolie douce, enrobé d’une rigidité soulignant l’absurde des situations. On savoure cette sucrerie pendant un peu plus d’une heure avant de quitter la salle d’un pas léger.
Le récit prend place dans les quartiers populaires de Helsinki. Ansa et Holappa ne se connaissent pas mais partagent de nombreux points communs : il s’agit de deux jeunes quarantenaires sans le sou, taciturnes et guettés par une dépression muette. Les tracas de la vie ne les épargnent pas et ils attendent un échappatoire dans leur environnement statique.
Parmi les grands noms du festival de Cannes, il existe encore des cinéastes motivés par une démarche artistique humble. Entre Kaurismaki et ses acteurs finnois, aucun ne se montre bavard : on privilégie la narration par les gestes et les regards. La magie des Feuilles mortes trouve son origine dans les détails, elle est galvanisée par une gestion du silence admirable et une chorégraphie de l’immobilité. Un mouvement aussi simple que celui de siroter une boisson intègre une vraie science du mouvement. En 1h20, la vie morne des personnages est saisie dans son ampleur. Coup de maître.
L’organisation chirurgicale du cadre renvoie à du Wes Anderson, mais sa configuration apparaît plus naturelle. La rigueur des plans fixes souligne l’absurdité du monde ordinaire. Cette dernière se révèle dans l’interdiction de récupérer les produits périmés de son employeur ou le manque de communication des âmes en peine. Mais jamais on ne rit des personnages eux-mêmes. Décrits par leurs automatismes et leurs maladresses, ils suscitent beaucoup de bienveillance.
Un cercle parfait de cigarettes éteintes ou des bouteilles camouflées annoncent le passage de Holappa, un panoramique tourné vers une rue vide désigne les trajets quotidiens d’Ansa. Mais c’est en observant leurs fuites hors de l’aliénation quotidienne qu’on apprend à aimer ces figures impassibles. Elles osent de petites révolutions. Acheter une seconde assiette pallie la solitude. Se procurer un bouquet de fleurs prend une tournure inattendue. Lorsque l’occasion se présente, la jeune femme n’hésite pas à accueillir un chien chez elle : toute excuse pour s’extirper de l’habitude est saisie.
Parfois, la régularité du cadre s’égraine. La caméra se focalise sur un vol de feuilles mortes quand Ansa décide de prendre son destin en main. Ayant survécu à l’hiver, la beauté est prête à renaître au printemps. La notion de destin, et l’urgence de le contourner, rythme l’entièreté du récit : plus encore que le besoin de trouver une âme sœur, les deux héros éprouvent celui de se trouver spécifiquement l’un et l’autre.
Certains films galvanisent l’esprit par leur fausse légèreté, mais Les feuilles mortes est au contraire faussement lourd. Bien sûr, une réflexion sur l’aliénation du quotidien prolétaire nous est offerte. Elle immerge la quasi-symétrie de l’image et le calme inquiétant du rythme sonore. Chaque séquence étaye la solitude. La mise en scène questionne la place que les autres s’adjugent dans notre routine et l’espace qu’on est prêt à leur consentir. Mais le film demeure éminemment optimiste et porte un regard attendrissant sur ses humains. Avec ce nouveau film, Aki Kaurismaki nous offre le voyage poétique auquel Ansa et Holappa tentent de prendre part dans les salles obscures.
On peut s’interroger sur le leitmotiv de la radio, laquelle diffuse en continu des informations à propos de la guerre en Ukraine. La répétition de son motif ancre le récit dans l’actualité ; ou dirons-nous qu’elle universalise son propos, postérieurement au temps où l’on s’écrivait nos numéros de téléphone sur des bouts de papier…
Les feuilles mortes, écrit et réalisé par Ari Kaurismäki. Avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Martti Suasolo… 1h20.
Sorti le 20 septembre 2023.