Avec son premier film, À peine j’ouvre les yeux, Leyla Bouzid raconte le quotidien de musiciens en Tunisie se confrontant à l’ancien régime et à ses normes quelques mois avant la révolution de 2011. Elle continue à explorer cette thématique de la liberté avec son deuxième film à travers le doux trio de l’amour, du désir et de la littérature.
Ahmed est un jeune étudiant de la banlieue parisienne qui rentre à la Sorbonne pour ses études de lettres. Il y rencontre Farah qui l’initie à la poésie érotique de la littérature arabe. Il tombe amoureux d’elle et tente de résister à tout le désir qu’il ressent. Tout le propos du film s’articule autour de ces deux piliers : la culture et le désir. Là où Leyla Bouzid ne restreint pas son propos, c’est par sa définition de la culture. C’est à la fois le savoir, la connaissance, l’envie d’en savoir plus mais c’est également l’endroit d’où l’on vient avec ses coutumes et ses traditions.
En suivant le point de vue d’Ahmed durant tout le récit, nous faisons face aux mêmes questionnements que lui. À 18 ans, le corps est en constante mutation et nos désirs ne cessent de se multiplier et d’évoluer. Cela se confronte à qui nous sommes, qui nous souhaitons devenir et d’où nous venons. Un débat intérieur qui se révèle incertain et indécis pour Ahmed dans sa recherche d’équilibre entre les différentes cultures. Farah est une jeune Tunisienne qui arrive à Paris pour étudier et qui en profite pour explorer le Paris festif. Lui joue le guide dans ces nuits parisiennes qu’il découvre tout autant. Tout est nouveau pour lui malgré les insistantes de Farah à lui signifier que « c’est sa ville », il vit depuis toujours en banlieue et n’en sort que pour les cours. Les regards progressifs, appuyés permettent de faire monter le désir entre elleux par un jeu de caméra passant des plans rapprochés aux plans d’ensemble. Les coups d’œil laissant place aux moments ensemble et proches dans une démarche sensuelle, filmant ce jeune homme qui semble se laisser emporter par son désir dans certaines scènes et le regretter et revenir en arrière dans d’autres. Leyla Bouzid ne filme pas juste deux jeunes étudiant·e·s dans l’idéal amoureux des premiers émois, elle se concentre davantage sur le refus culturel d’Ahmed à vouloir se laisser emporter par ses désirs. Farah était déjà le prénom du personnage principal dans son premier film et plusieurs similitudes existent entre les deux : un dynamisme certain et une volonté d’émancipation par rapport aux normes et interdits sociaux et culturels. Son envie de faire découvrir une littérature érotique arabe totalement oubliée est choquante (Ahmed tente de faire lire certains vers à ses amis dans la cité) et questionne ainsi le refus culturel et ses frontières par rapport à cet héritage totalement oublié.

L’attitude d’Ahmed est constamment liée à son environnement, l’endroit où il se trouve. Sa volonté de découvrir des choses (comme la littérature érotique arabe) et sa vie dans la cité, où il est né, paraissent incompatibles, ce que ses amis semblent constamment lui rappeler comme lorsque des rumeurs circulent sur les supposées relations sexuelles de sa sœur et que « sa réputation de frère est en jeu ». Une ambivalence qu’il ne parvient pas toujours à contrôler voire à dompter avec Farah, le poussant à s’interroger sur cette auto-censure des mœurs. Comme dans cette scène où il lui dit de lire l’arabe à l’envers mais que pour elle, étant sa langue maternelle, lire de droite à gauche c’est le bon sens. Le récit culturel passe aussi par le langage. Les parents d’Ahmed se sont exilés en France avant sa naissance depuis l’Algérie alors que Farah a décidé de venir en France pour étudier, un choix contre un exil forcé qui a coupé tous les liens entre la famille et leur pays, Ahmed n’en connait donc ni la langue ni la culture. Il est handicapé par cette ignorance face à Farah qui en fait un jeu de séduction à travers son apprentissage et la réappropriation de cet héritage culturel.
Toutes les turbulences de l’adolescence, physiques ou de l’esprit, sont superbement interprétées par les deux acteur·ice·s. La sensualité et le désir entre elleux se laissent découvrir par des plans très serrés, comme s’ils ne faisaient qu’un. Leyla Bouzid bouscule le rapport aux premiers émois en incluant la maîtrise des peurs, le dépassement des interdits culturels et la compréhension identitaire : accepter ses origines, son éducation et accepter celui ou celle que nous devenons.
Une histoire d’amour et de désir de Leyla Bouzid. Avec Sami Outalbali, Zbeida Belhajamor, Diong-Keba Tacu… 1h42
Sortie le 1er septembre 2021.