Libéré, délivré de la machine à poncer made in Disney, il est intéressant de se demander vers quel type de propositions allait se diriger Scott Derrickson. À l’instar d’un Jon Watts que l’on aimerait voir retourner à ses premières amours, c’est vers l’horreur que le papa de Sinister revient avec Black phone, happé par ce qui fit sa renommée (même s’il en avait inséré quelques éléments dans son Doctor Strange). Après le court-métrage Shadowprowler (qu’il a tourné ensuite mais qui nous est parvenu plus rapidement), qui sans marquer durablement les esprits propose un exercice de mise en scène efficace, on attend une promesse du même acabit, poussé d’envies plus ambitieuses.
La violence, Finney la connaît. Celle de son établissement scolaire, où bastons et ratonnades sont un fait quotidien, dont il est souvent victime. Celle de son foyer, où le suicide maternel entraîne l’alcoolisme paternel. Un jeune homme qui peine à se construire, gardant pour repère Robin, un des caïds du lycée qui combat les bullies et le prend sous son aile, et Gwen, sa sœur, plus apte à affronter le monde malgré les difficultés à la maison, le père projetant sur elle la destruction du cercle familial alors qu’elle est atteinte des mêmes visions prémonitoires que sa défunte mère. À ce climat très hostile s’ajoute la présence d’un serial killer, personnage mystérieux responsable de la disparition de plusieurs enfants. Par cet amas de codes simples, que l’on pourrait presque qualifier de clichés, Derrickson entend dérouler un récit simple, qui nous place dans une zone de confort pour mieux nous surprendre par ses effets. Le récit se déroulant en 1978, il n’est pas impossible d’y voir une aise à décliner le ton emprunté par nombre de productions récentes. Pourtant, au-delà de quelques mises en situations « faciles » – l’utilisation de Fox on the run de Sweet, pour l’exemple –, Derrickson nous place dans le contexte de sa propre enfance, et utilise son lore pour développer la peur inhérente à une époque, avec l’omniprésence de la figure du serial killer qui envahissait les médias de toutes formes. Un contexte cyclique faisant autant écho à cette aube des années 80 qu’à l’Amérique actuelle, toujours en proie aux mêmes démons à l’heure où l’ultraviolence prend de nouveaux galons politiques.

Une fois son ami Robin faisant partie de la liste des nouvelles victimes de l’ennemi public de la bourgade, Finney tombe dans le piège de ce bourreau fantaisiste, utilisant masques et ballons pour attirer ses proies. La ressemblance avec Ça n’est jamais bien loin, surtout lorsque la nouvelle adaptée est signée Joe Hill, fils de Stephen King. Une hantise familiale, notamment dans le contexte de ces banlieues américaines tout sauf tranquilles, mais aussi transmise puisque de nombreux·ses cinéastes, qu’iels soient proches du duo d’écrivains ou pas, l’ont souvent représentée par le même prisme. Une fois emprisonné dans la cave insonorisée de son ravisseur, Finney doit compter sur sa jugeote, et sur une apparition bien surnaturelle, pour se sortir de cette prison, et la transformer en piège pour son bourreau. Un simple téléphone, supposément déconnecté, lui offre des conversations avec les anciennes victimes, que l’on devine rapidement déjà assassinées, prêtes à lui transmettre les astuces qu’elles ont trouvé durant leur captivité pour qu’il puisse à son tour les exploiter. Drôle de façon d’adapter les nouvelles de Dickens, lorsque les fantômes des meurtres passés viennent hanter un étrange nouveau Scrooge ! Une fois son cadre posé, Derrickson utilise tous les atours de mise en scène, en jouant avec l’espace, pour renouveler son récit visuel. Black phone regorge d’idées, et s’il ne se déroule pas constamment dans le huis clos qui tient Finney captif, il trouve de nouvelles manières de décrire à l’écran sa situation dès lors qu’il revient s’intéresser à son sujet. Pour le/la spectateur·ice, c’est un plaisir de chaque instant : inventive, la mise en scène devient ludique, trouvant toujours de nouvelles façons de nous étonner. Apparitions fantomatiques lorsque notre héros est au téléphone, enquête de police où chaque porte enfoncée dévoile des scènes bigarrées, il n’y a pas le temps de s’ennuyer devant ce Black phone, qualité indéniable qui cache pourtant un manque d’écriture et de justesse face à certains sujets abordés.

Si l’on réduit le film à un tour de montagne russe horrifique simple et efficace, évidemment que le tout fait parfaitement le boulot. Les sensations sont réelles, on est aussi effrayé qu’haleté par une intrigue qui est parfaitement rythmée, et des effets qui, s’ils sont frontaux et rarement subtils, ont le mérite d’être impressionnants, jusqu’aux jump scares qui généralement commencent à être sérieusement datés. Mais en se concentrant sur sa volonté de faire frissonner, Derrickson lance des pistes qui auraient mérité quelques éclaircissements. Un effort à saluer lorsqu’il s’agit de ne pas donner plus d’éléments concernant le tueur, ici réduit à son archétype et obéissant à ses propres règles, qui n’ont aucune raison d’être sur-expliquées tant rien ne peut justifier l’extrémisme que l’on constate. Mais le film nous décrit une violence omniprésente, qu’elle soit poussée à l’extrême comme pour les agissements du tueur ou banalisée dans le cadre scolaire, et n’en donne jamais les conséquences dans le cas précis de notre héros. Condamné à user de cette barbarie, qu’il refuse au début du film, pour survivre, la légitime défense et l’auto-justice sont mises sur le même plan, et montrent que l’on peut basculer de l’une à l’autre sans qu’il n’y ait la moindre conséquence. Ainsi, si les agissements de Finney pour sortir de sa prison sont montrés et acceptés comme nécessaires, le fait qu’il n’en soit pas traumatisé et au contraire acclamé par ses camarades pose problème quant au point de vue présenté. À l’heure où les États-Unis valident l’usage de l’arme de poing comme accessoire domestique, ce rappel que tuer si les raisons l’imposent n’est pas un problème génère son lot de questions. Aveuglement de la part d’un réalisateur qui ignore le sujet car il ne le trouve pas important, ou prise de position très nauséabonde sur le sujet, c’est selon.

Il en vient également de s’interroger sur le trop-plein, qui peut gêner l’efficacité du rendu. Si elles servent à introduire le caractère fantastique qui entoure la bourgade dans laquelle évoluent nos personnages, les visions de Gwen, pourtant indispensables dans la partie enquête du récit, ont plus une fonction de joker pour faire avancer le corps policier. De ce personnage fort, qui a la capacité d’influer sur l’histoire résulte une profession secondaire, qui pourrait tout à faire être retirée de la narration sans que cela ne gêne le bon déroulé du film. De simples souvenirs, bribes d’indices suffiraient à compenser ce qui nous est fortement introduit, mais n’est jamais développé.
Black Phone reste efficace. Une expérience traumatique importante, dans laquelle on apprécie le plongeon tous sens ouverts, et qui porte son lot de frissons, que nous ne saurions bouder. Une qualité due notamment à la justesse du casting, Ethan Hawke en tête. C’est une fois posé·es et avec le recul que les défauts pointent, et que l’on réalise que l’expérience vaut surtout pour ses effets que pour un aboutissement total. On apprécie cependant le retour de Derrickson vers l’horreur, et le récit de Joe Hill qui s’insère à merveille dans un cadre cinématographique, mais on espère surtout que lors de prochains essais, des points seront plus travaillés.
Black phone, de Scott Derrickson. Écrit par C. Robert Cargill et Scott Derrickson. Avec Ethan Hawke, Mason Thames, Madeleine McGraw… 1h43
Sorti le 22 juin 2022