En juin dernier, le monde a tremblé à l’annonce de la prise de décision de la Cour Suprême états-unienne d’interdire, à la discrétion des gouverneur·ses d’état, le droit à l’avortement. Considérant ne pas être concernés par ce qui se passe outre-atlantique, nombre de pays européens se sont pourtant empressés de lancer le sujet dans leur débat public : il n’y a qu’à voir quand, le lendemain de cette législation archaïque, nous invitons sur nos plateaux télévisés la présidente de la malheureuse Manif pour tous. Preuve en est que la liberté de disposer de son corps est universellement un droit fragile, qui s’il tombe entraîne de nouvelles lignes oppressives, et qu’il ne faut jamais relâcher sa vigilance. Comme une coïncidence hasardeuse, Call Jane, aux côtés du documentaire The Janes, retrace les pas du Jane Collective, une association clandestine qui pratiquait des avortements illégaux pour aider les femmes dans le besoin durant les années 60.
Lorsque Joy, prenant rendez-vous pour se tenir au fait de l’avancée de sa grossesse, apprend que l’arrivée de bébé a de fortes chances de la tuer, la décision est sans besoin de réflexion : il faut avorter. Manque de pot, dans un monde où la décision se fait par un comité hospitalier composé à 100% d’hommes – une séquence à la mise en scène glaciale, où Joy, ne pouvant dire mot, est écrasée dans le champ par le poids des hommes décidant tout à sa place, et se voit réduite à de rares inserts –, la vie d’une patiente vaut moins que le scandale de pratiquer un “meurtre”. Notre héroïne comprend vite qu’aux yeux de la société américaine, elle peut clamser tranquille, tant qu’un petit être innocent naît en bonne santé de ses entrailles encore fumantes. À la recherche d’une solution viable, elle tombe sur un numéro d’aide, et découvre les Janes, un collectif féministe alliée à un médecin qui pratique l’opération interdite contre quelques centaines de dollars. Éprise de la cause, elle se retrouve activiste, jusqu’à comprendre les rouages des techniques d’avortement, ici la dilatation et le curetage, et les pratiquer elle-même.

Au-delà de son propos fort, et essentiel à aborder, Call Jane se perd rapidement dans des poncifs très américains, qui pour ne pas choquer ne font qu’effleurer ce qu’il faut affronter. Efficace dans ses effets, le film comprend comment obtenir l’émotion, par des discours galvanisants – qui quand ils sont déclamés par Sigourney Weaver apportent aisément le frisson –, les débats provoqués par les actions du collectif, et surtout, le recul que nous avons sur le sujet, tant de relents de militantisme qui se réveillent dans les cœurs du public. Sur les enjeux réels, c’est une autre histoire. Conserver le point de vue de Joy ne nous donne à voir que ses propres tribulations, centrées autour de sa peur de s’impliquer dans l’association, et de révéler à ses proches ses occupations quotidiennes. Des éléments importants mais qui restent annexes quant à l’importance du sujet principal. Les femmes aux profils variés qui demandent de l’aide deviennent énumérations lors de débats, visages qui s’enchaînent lors de montages alternés, telles des statistiques que le film nomme pour se rassurer sur l’importance du mouvement qu’il porte à son écran. Les points de vue contradictoires, permettant de nuancer le propos pour expliquer les craintes autres qu’un puritanisme forcené et un sexisme d’état – le fait que des femmes puissent mourir durant l’intervention est évoqué, comme une information supplémentaire à transmettre et non un élément narratif important – ne sont jamais l’objet du récit. S’il est essentiel de se concentrer sur la force d’un combat plus que légitime, et de célébrer la force de toutes les femmes qui ont pris des risques inconsidérés pour pouvoir disposer de leur corps, faire passer l’avortement pour une formalité biaise une partie de ce combat, quand son essence-même était de pouvoir opérer dans des conditions saines, sans dangers pour celles qui se dirigent vers le billard au péril de leur vie. Et si tout est là, présent en filigrane au biais de certains dialogues, ces derniers ne font qu’office de déclaratif, comme si Call Jane, une fois son histoire racontée, faisait l’inventaire de quelques termes à ne pas oublier et les casait au forceps. On peut exiger plus d’un film à vocation militante.

Peut-être sommes-nous biaisé·es par notre découverte de L’évènement, plus frontal dans son traitement du sujet, et qui rappelle que le point principal de ce combat est l’obligation clandestine des avortements, et la mise en danger des femmes qui doivent s’y résoudre. Call Jane a le mérite d’éviter de recentrer son débat sur “doit-on ou pas avorter ?” – une question qui ne doit être qu’au choix des patient·es, et qui n’a pas sa place dans une autre bouche que celle des concerné·es –, mais se verrait presque comme une success story à l’américaine, récit d’un accomplissement qui n’a nécessité qu’une série d’étapes toutes franchies haut la main, lorsque les difficultés sont évoquées mais jamais montrées, ne devenant que potentielles. À l’heure où le pays de l’Oncle Sam régresse – une fois encore – sur ces sujets, le film peut faire réfléchir quelques ouailles outre-atlantique vu son calibrage, mais aura bien du mal à éveiller les consciences, ou même à se poser en témoin d’une époque, pour démontrer d’un combat passé qui fait de nouveau fureur. Un constat que l’on regrette aussi dans la retranscription d’époque. Quelques musiques qui peuvent apporter la résurgence, mais au-delà de quelques citations, et du soin apporté aux décors et aux costumes, jamais les 60s, les années hippies, ou le virage brutal vers les années Nixon – ici cité dans un dialogue de comptoir sur un porche, comme une autre formalité – ne se ressentent. La prestation d’Elizabeth Banks, coincée dans cet entre-deux, se targue du même bémol, l’actrice incarnant un personnage bien complet, mais dont on sent un potentiel rarement exploité.
À l’instar d’un Scandale bien lisse, dont on ne reproche pas l’intention mais avec lequel on aimerait bien plus lever le poing, Call Jane traite d’un sujet essentiel, qu’il est surtout triste de voir encore discuté aujourd’hui. On préférerait voir une telle thématique disparaître car acquise. Mais tant que les imbéciles existent, et pensent savoir mieux que les autres ce qu’il faut interdire, on espère voir pulluler une multitudes d’oeuvres pour marteler l’opinion publique. Juste, avec plus d’aplomb.
Call Jane, de Phyllis Nagy. Écrit par Hayley Schore et Roshan Sethi. Avec Elizabeth Banks, Sigourney Weaver, Kate Mara… 2h01